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À propos de « l’engagement » lycéen

Publié le 7 décembre 2014

En 2013, le ministère de l’Éducation Nationale instaure « Les semaines de l’engagement lycéen », dont la préoccupation majeure est d’accroître dans chaque établissement la participation des élèves aux élections internes, comme celles permettant de désigner les membres du C.V.L (Conseil de vie lycéen) ; l’enjeu étant de valoriser et de (re)consolider ainsi la légitimité de ce type d’instances « représentatives », qui, semble t-il, ne suscitaient jusqu’alors que peu d’intérêt.

Des circulaires sont alors publiées, puis diffusées auprès des personnels d’Éducation (direction, conseillers principaux d’éducation, enseignants) afin de présenter cette mission de sensibilisation et tout son protocole d’application. En voici quelques extraits : Les élèves doivent être plus fortement encouragés à participer à la vie de l’établissement scolaire et à assurer pleinement leur rôle dans la communauté éducative (…) Un certain nombre d’initiatives sont d’ores et déjà prises dans ce sens : campagne de communication pour encourager la participation aux élections des conseils de la vie lycéenne (C.V.L.) à chaque rentrée scolaire (…) renforcement de la légitimité démocratique des représentants aux C.V.L. élus au suffrage universel direct, etc. (…) »

Le vote est évidemment défini comme un acte incontournable, et la promotion de ce geste, présenté par essence comme « démocratique », jalonne de façon redondante ces textes officiels. Les recommandations ne manquent pas, et les moyens non plus, à l’image de cette heure de formation « citoyenne et républicaine », prise sur les heures de cours et devenue dès lors obligatoire pour chaque classe. À Nîmes, au Lycée Ernest Hemingway, un député est également invité pour intervenir en classes de seconde et mobiliser (entre autres) la jeunesse sur les enjeux de la représentation citoyenne dans notre république.

Dans cette dynamique d’éducation civique traditionnelle, les préjugés vont bon train. Notamment celui qui ne conçoit pas, dans une démocratie, d’autre processus que la représentativité électorale (donc la délégation de pouvoir), pour permettre à l’engagement individuel de s’exprimer et de se réaliser pleinement… Consentir qu’un petit nombre de personnes parlent et décident pour le reste d’une communauté n’est en rien perçu comme une dé-responsabilisation de la majorité des acteurs supposés, mais au contraire comme le signe d’un niveau d’implication et de conscience de vie collective quasi indépassable…

Et bien sûr, très vite, ici et là, dans les réunions, les couloirs, les salles de classe, la cour du lycée, les propos moralisateurs se répandent autour de l’abstention, un concept qui ne peut être envisagé que sous l’angle de l’apathie, du désengagement, voire de l’irresponsabilité. Mais jamais sous celui d’une posture pleinement réfléchie…

La fréquence de ce discours est proportionnelle à celle qui s’écoule abondamment de la bouche des journalistes et des politiques, lors des rendez-vous électoraux. En effet, les promoteurs de ces théories simplistes et rabâchées sont nombreux et se trouvent partout, y compris dans les enceintes scolaires, donc : parmi les personnels de direction, CPE, enseignants, membres du C.A., délégués syndicaux, élus lycéens… autant de profils qui se réjouissent de cette initiative républicaine. Et, dans la ferveur ambiante, les injonctions à se saisir d’un bulletin de vote ne sont guère voilées dans les discours, au motif que ce rituel doit être considéré comme un devoir, soupire-t-on, même si, officiellement, à l’échelle « citoyenne », cela ne relève pas (encore) d’une obligation légale dans ce pays.

Avec son lot de glissements sémantiques sur la démocratie (notre régime serait un régime tout à fait démocratique…) et sur la notion d’engagement (s’engager, c’est voter), bref, avec une terminologie réduite, ce dispositif de communication, par sa chronicité et l’insistance de ses moyens, ne peut écarter sa ressemblance aux obsessions de toute propagande qui se respecte.

Une propagande d’État dit « républicain », ici, en l’occurrence. Car, oui, il faut bien appeler un chat un chat, et constater que cette mécanique de « sensibilisation » vise plutôt à marquer, imprimer les cerveaux, comme le ferait tout simplement un vulgaire processus de conditionnement. Ce discours n’est rien d’autre, et surtout rien de plus, qu’une réclame forcenée pour le système et modèle électoral dit « représentatif », que nous connaissons tous. Un martelage orchestré en amont, pour qu’une fois leur majorité acquise, ces futurs citoyens ne manquent pas d’aller aux urnes y désigner les « experts », qui décideront pour eux et pour tout le monde.

Curieuse continuité pour une école qui se défend de tout prosélytisme, via sa charte de la laïcité, et qui veille consciencieusement à fournir, par l’intermédiaire de ces messes planifiées, leur futur électorat aux partis politiques de tous bords…

On voit bien le dessous des cartes (ministérielles, gouvernementales), la raison d’État, et ses enjeux essentiels pour maintenir la « légitimité » des classes dirigeantes (aux couleurs variables, mais aux intérêts communs). Une légitimité en effet quelque peu chahutée actuellement par les taux non négligeables d’abstention.

La désertion des isoloirs, phénomène parfois croissant, tout au moins récurrent, est systématiquement pointée, dans tous les recoins de ce pays, comme un sérieux problème, voire un « fléau ». Les raisons profondes de ce phénomène ne sont interrogées et abordées que superficiellement dans les débats, et les motivations abstentionnistes ne sont pas considérées. Quant aux cascades d’histoires de corruption, d’affairisme, d’inégalités flagrantes (avec tous ces gros privilèges réservés aux « représentants du peuple »), elles sont toujours bien vite oubliées, ainsi que les longs cortèges de promesses non tenues.

Malgré la force de cette routine, les inquiétudes suscitées par l’abstention sont là, et laissent d’ailleurs présager des alignements (autoritaires) sur d’autres modèles d’État, comme celui de la Belgique, ou le vote est obligatoire, sous peine d’amende ; cette question est en ce moment régulièrement évoquée dans les médias. Sous couvert de devoir citoyen, la tendance veut que le système « à la belge » ait en effet le vent en poupe. Il aurait en tout cas de quoi soulager tous les acteurs du pouvoir, que la nervosité titillerait inévitablement, si, à l’échelle de la société, le concept de « représentativité » était remis en question dans son « bien-fondé », conséquence logique de l’érosion évidente des fonctionnements institutionnels. Se rabattre sur une loi de ce genre, (qui, cela va sans dire, épargnera le débat d’une véritable réflexion autour du fonctionnement démocratique), permettrait une sécurité renforcée pour que l’oligarchie occidentale perdure, sous son masque « représentatif » et républicain, aussi vermoulu soit-il. En attendant que cet ajustement technique puisse se mettre en place, tel un verrou supplémentaire, il est forcément utile, pour l’État, de veiller à ce que son programme éducatif formate au mieux la jeunesse.

Voilà pourquoi les semaines de « l’engagement » lycéen ont été instituées.

Alors, puisqu’on nous serine sans cesse qu’ici, en France, nous sommes en démocratie, (une histoire autour de la souveraineté du peuple…), je pense que nous pouvons aussi, chacun et chacune, réfléchir en compagnie des jeunes et des moins jeunes, (quels que soient d’ailleurs le cadre où l’enceinte dans lesquels on se trouve), à cette idée que la notion d’engagement n’est pas forcément incompatible avec le boycott des élections. Car il existe tout simplement l’abstention consciente, une autre posture, qui est d’abord le refus de cautionner son propre assujettissement aux pouvoirs de quelques-uns.

En effet, en tant qu’acteur responsable, on peut après tout commencer par rejeter le principe de s’en remettre aux décisions d’un petit groupe (ou les protagonistes de ces espaces clos ne représentent bien trop souvent qu’eux mêmes, et s’accaparent, de fait, la parole et la pensée des autres). On peut revendiquer cette position, tout en s’engageant, par exemple, dans des activités associatives, militantes, ou plus largement, dans une résistance concrète et permanente à toute forme d’arnaque et d’injustice.

Une réflexion sérieuse, profonde, doit être menée autour de ce terme fort qu’est l’engagement, au travers de références et de questionnements comportementaux, sociologiques, ethnologiques, philosophiques, existentiels…La matière ne manque pas [1], et il ne faut pas oublier que dans le domaine de la vie collective, des exemples d’organisation ayant privilégié des fonctionnement horizontaux et égalitaires ont déjà existé dans l’Histoire, et tentent toujours de se développer ; plusieurs situations ont vu, et voient encore, la pratique d’une participation réelle de chacun, chacune, aux décisions collectives (assemblées générales décisionnelles), et ou la fonction de simples porte-paroles, révocables, remplace par exemple celle des délégué(e)s-décideur(se)s habituel(le)s.

Alors oui, évidemment, cette notion d’engagement mérite d’être considérée, dans toute son amplitude. Elle doit être méditée, et questionnée selon tous les possibles, à défaut d’être livrée en pâture aux conceptions préfabriquées, et réduite par exemple à une modalité technique au service de la « représentativité républicaine », qui n’est qu’une gestion comme une autre des différents échelons de cette société pyramidale et marchande.
Un enseignant.

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