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Qu’ils soient de gauche ou de droite,...

Publié le 9 octobre 2019

Qu’ils soient de gauche ou de droite, républicains ou royalistes, libéraux ou marxistes, partisans de la dictature ou de la démocratie, les politiciens partagent tous la même passion : un amour immodéré pour l’état ; tous vantent ses vertus et le considèrent comme le garant de la paix civile, de l’ordre et de la prospérité des sociétés modernes ; en bref l’état est aujourd’hui absolument nécessaire et à l’époque actuelle, une société sans état est utopique.

Les anarchistes sont pratiquement les seuls qui considèrent l’état comme un ennemi mortel de la liberté, le garant de la division de la société en classes antagonistes, le protecteur d’un ordre social qui fait de l’inégalité et de l’injustice sa loi et en conséquence prônent sa disparition. Ce point de vue iconoclaste ne suscite le plus souvent qu’incompréhension et moqueries de la part des citoyens ordinaires.

Depuis que l’état existe, c’est à dire plus de cinq mille ans, les propagandes étatistes et religieuses se sont ingéniées à répandre l’image d’un état protecteur des faibles, défenseur des libertés et des droits des plus pauvres. Rien d’étonnant donc si dans les milieux populaires, des remarques aussi naïves et simplistes que « si l’état n’existe plus, nous allons nous entre-tuer » ou « si l’état n’existe plus, qui va me protéger ? » ou « sans état, qui va payer ma retraite ? » sont monnaie courante. L’immense majorité des populations pense aujourd’hui qu’une société apaisée est impossible sans état, que hors l’état, il n’y a que chaos , violence et barbarie.

Pour les historiens classiques, l’apparition de l’état est un moment clef dans l’histoire de l’humanité ; la naissance des premiers états au moyen-orient marque le début de la civilisation. L’histoire de l’humanité telle qu’ils nous la racontent est celle d’une longue marche en avant, une progression ininterrompue allant toujours dans le même sens , avec parfois des transformations radicales, des inventions révolutionnaires qui ont modifié radicalement les modes de vie des populations. À les croire, au début de l’humanité (paléolithique) des tribus misérables survivaient difficilement de chasse et de cueillette puis au néolithique les inventions de la sédentarité, de l’agriculture, des cités sont quelques uns de ces moments clefs, de ces franchissements de seuils précédant l’apparition de l’état qui ont permis à l’humanité d’échapper à sa misérable condition. Et depuis cette course au progrès continue. Dans la conception marxiste de l’histoire, cette marche en avant de l’humanité, vers un avenir de plus en plus radieux, conséquence de forces qui lui échappent ne peut pas être arrêtée, aucun retour en arrière n’est possible.

Or, nombre de travaux d’archéologues ou d’anthropologues contestent cette vision quasi messianique de l’histoire. Ainsi, en 1972 l’anthropologue américain Marshall Sahlins révolutionnait complètement la vision dominante de l’économie dans les peuplades primitives. Dans son livre Âge de pierre, âge d’abondance, il montre preuves à l’appui que les sociétés de ces peuples sans état sont des sociétés d’abondance, que leur économie n’est pas une économie de misère qui parviendrait au mieux à assurer difficilement la survie des populations. Non seulement les besoins de ces populations sont largement couverts par leur activité économique mais le temps qu’elles y consacrent n’est que de 3 à 4 h par jour. Le reste du temps, soit plus de vingt heures par jour, est consacré au repos, aux loisirs, à la discussion etc, en bref à des activités non économiques. Et c’est consciemment que ces primitifs refusent de travailler plus, refusant de sacrifier la liberté de jouir à leur guise de leurs journées à l’accumulation de biens matériels, cela au grand désespoir des colonisateurs.

Dans la même période, Pierre Clastres étudiait les sociétés primitives d’Amérique du Sud et montrait que ces sociétés fonctionnaient sans état, sans chef, sans hiérarchie, que le prestige attaché à certaines fonctions, chef de guerre, guérisseur, chaman etc ne se traduisait pas par une domination sur les autres membres de la société parce que ces sociétés avaient mis en place des systèmes de défense efficaces pour éviter les prises de pouvoir. Pendant des dizaines de milliers d’années, (depuis l’apparition de l’homme moderne il y a 200 000 ans jusqu’à aujourd’hui puisque dans quelques endroits certaines tribus primitives subsistent encore) ces populations ont maintenu des formes d’organisation sociales égalitaires et non hiérarchisées associées à un mode de vie respectueux de l’environnement (démographie maîtrisée, respect des milieux etc). Extraordinaire durée des sociétés sans état qu’il faut comparer nous dit James C. Scott dans son livre Homo Domesticus avec les cinq ou six millénaires d’histoire des états et encore les quelques premiers états étaient comme des îlots perdus dans l’océan des sociétés de chasseurs cueilleurs.

Les états ne sont devenus hégémoniques sur la planète qu’à partir du XVIIe siècle : il y a encore un millénaire la majeure partie de la population s’organisait en dehors de structures étatiques ! La transformation de sociétés de chasseurs cueilleurs dans l’immense majorité des cas nomades en sociétés sédentaires étatisés ne s’est pas fait sans difficultés.

Qui dit état dit impôt et qui dit impôt ou tribut, dit des personnels pour le prélever, le compter, les garder puis une classe qui va l’utiliser à son profit. Et les premiers états vont s’organiser en conséquence. Tous les états se sont construits, nous dit Scott, en privilégiant la culture des céréales car les céréales ont des caractéristiques (stockage facile, divisibilité aisée, récolte etc) qui facilitent le travail des fonctionnaires. Il n’existe pas d’état de la courge ou de la lentille constate l’auteur mais ce qui est bon pour l’état ne l’est pas pour les populations. Une alimentation moins diversifiée a des conséquences au niveau sanitaire. Surtout, la prolifération de commensaux (rats, souris, insectes…) liée au stockage des grains ainsi d’ailleurs qu’à la sédentarité et à l’accumulation de déchets (bactéries, microbes etc) entraîne l’apparition de nouvelles maladies (choléra, grippes etc) d’épidémies qui ravagent ces communautés.

Ces premiers états n’ont eu pour la plupart qu’une existence éphémère victimes d’épidémies, de conflits guerriers ou de catastrophes écologiques provoquant des famines (épuisement des sols, invasion de parasites etc). Les populations épargnées retournent alors au nomadisme. Ce retour à la vie libre constitue l’espoir de toutes les populations dominées, obligées de payer l’impôt et de fournir des soldats pour le service des classes dominantes. Toujours les populations dominées vont chercher à s’échapper et les grandes murailles qui caractérisent les premiers états servaient autant à la défense qu’à empêcher la fuite des populations.

Le problème démographique est donc crucial pour la survie des états. La puissance d’un état se mesure d’abord à la taille de sa population : plus d’individus, c’est plus de contribuables, de serviteurs, de soldats, et tous les moyens (dont la religion) seront bons pour l’accroître. L’esclavage existait avant l’apparition des états mais tous les états vont le systématiser et le commerce entre états fournisseur de biens et tribus nomades vendeurs d’esclaves va durer jusqu’au XIXe siècle.

L’invention de l’état n’a donc pas été le chemin de roses que nous décrivent ses thuriféraires.
Se libérer de l’emprise de l’état, sortir du statut de dominé a été pendant des millénaires l’idée fixe de tous les humains qui aspiraient à une vie libre. Une fois libres, ils constituaient des communautés dans des territoires difficiles d’accès. Certains de ces territoires, parfois gigantesques existent encore et c’est la vie dans l’un d’entre eux que James C. Scott nous décrit dans le livre « Zomia ».

L’histoire de l’humanité est donc faite d’allers retours incessants, d’avancées et de reculs, ce sont les hommes qui font l’histoire et qui sont en définitive maîtres de leur destin, pour le meilleur ou pour le pire.

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