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UNE LECTURE DE « QU’EST CE QUE LES LUMIÈRES »

Publié le 24 octobre 2016

Je ne connaissais de Kant que le nom. Je ne suis pas « philosophe » et n’ai aucune formation particulière dans ce domaine. C’est dans le cadre de la réflexion collective lancée par Anarchosyndicalisme ! sur la pensée des Lumières que je me suis aventuré dans la lecture de quelques ouvrages sur ce sujet, dont « Qu’est ce que les lumières ? ». J’avoue que, contrairement à ce que j’avais initialement craint, ce texte est d’une grande actualité. En particulier il permet, à mon avis, de mieux saisir les pièges posés par le postmodernisme ou d’autres courants d’opinion, et aide le lecteur à renforcer sa réflexion pour se défendre des attaques des nouvelles pensées réactionnaires. C’est sous cet angle que je propose, sans aucune prétention, les notes de lecture suivantes et quelques commentaires.

J’ai utilisé essentiellement une édition réunissant deux autres textes de Kant (« Vers la paix perpétuelle » et « Que signifie s’orienter dans la pensée », introduction de Françoise Proust, Flammarion, 1991) et quelques lectures complémentaires. L’introduction de Fr. Proust, très claire, m’a bien aidé à saisir la pensée de cet auteur dont elle nous dit  : « L’essence de la pensée n’est pas la vérité, mais la liberté » ce qui signifie que « Penser ne consiste pas à trouver, à reconnaître par soi-même des vérités puis à les fonder, c’est se risquer dans l’inconnu et dans l’inconnaissable, en ne s’autorisant que du " besoin de penser " ». Cette vision des choses est en rupture avec la tradition antérieure, celle d’avant les Lumières, qui voulait qu’on accepte des vérités toutes faites, issues des dogmes hérités du passé, que l’on se contentait de tenter de prouver a posteriori avec toutes les contradictions inhérentes à une manière de penser aussi bancale.

Cette invitation au « penser par soi-même » est ce qui ancre Kant dans les Lumières et qui fait de cette période une ère nouvelle qui ouvre des portes à l’Humanité : « Les lumières c’est la sortie de l’Homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre […] Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières. » [1]. Le nombre de préjugés, de dogmes auxquels on se heurte aujourd’hui est colossal, dans tous les milieux. Le milieu qui se veut anarchiste n’y échappe pas. On y véhicule à satiété toute une série de dogmes qu’on ne saurait remettre en question sous peine de subir une volée d’injures et d’être, en quelque sorte excommunié : qui fait une analyse critique des religions est immédiatement taxé «  d’islamophobie » s’il ose toucher à l’islam ; des séminaires interdits aux « blancs » sont organisés soi-disant pour lutter contre « le racisme » ( !!!), le « racialisme » (le nouveau nom du racisme), la « non-mixité » sont présentés comme parfaitement « naturels »… Bref, beaucoup de militants actuels sont plus influencés par le postmodernisme que par la pensée anarchiste. Comme si on appuyait sur un bouton, ils répondent à toute critique, à toute remise en cause, à toute réflexion par une ineptie injurieuse. La consultation de blogs et sites internet en fournit de multiples exemples. Ainsi, j’ai noté, sans avoir cherché bien longtemps, dans des blogs supposés être « de débat », qu’aux arguments rationnels il était souvent répondu par… des émoticônes plus ou moins ridicules. Difficile de tomber plus bas dans la niaiserie ! Cette tendance à une réponse unique à tout problème est en plus largement mêlée aux diverses « Pravda » marxistes (léniniste, maoïste, trotskyste, stalinienne…). Au fond, c’est contre les Lumières que se pose ce courant qui exclut le débat et la réflexion pour lui substituer une pensée réactionnaire toute faite et diffusée verticalement. Ainsi, les idéologies postmodernes, soit soutiennent la religion, soit aboutissent à la remplacer par des sortes de superstitions, basées sur des préjugés, des discours préalables à toute réflexion et qui empêchent cette réflexion. Kant le dénonçait déjà : « Le dogmatisme, précisément, confondant la pensée avec son résultat : le savoir, l’impose despotiquement à la communauté philosophante. » [2]. Ce qui a changé par rapport à son époque, c’est que maintenant, hélas, ce n’est pas que la communauté philosophante qui souffre de cet autoritarisme, c’est la société dans son ensemble et que le « savoir » ainsi diffusé est le plus souvent un faux savoir. L’accumulation de dogmes souvent contradictoires et incohérents – en tout cas sûrement pas rationnels – enferme les personnes dans des catégories qui sont autant de prisons idéologiques. Tous ces dogmatiques devrait méditer cette synthèse : « Le libre savoir n’est pas la libre production du savoir, c’est un savoir qui produit de la liberté » [3].

Dans une époque où l’information circule si vite, où les échanges et les débats qui devraient permettre des approfondissements sont devenus plus faciles que jamais grâce aux nouvelles technologies, on peut se demander pourquoi on assiste à une telle régression intellectuelle.

Kant nous fournit une des clefs : « Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère (naturaliter maioriennes), restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle » [4].

Les « anarcho-gauchistes de bistrot » se reconnaîtront – du moins le devraient-ils – dans cette critique.

Cela dit, Kant constate qu’« Il est […] difficile à chaque homme pris individuellement de s’arracher à l’état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. » [5].

Cette phrase me conduit à penser que ce n’est pas pour rien que le capitalisme, depuis plusieurs décennies, impose une idéologie réactionnaire individualiste qui condamne chaque personne a vivre une vie solitaire, à ne voir que des ennemis autour d’elle et à renoncer à la solidarité. Et ce n’est pas pour rien non plus qu’a contrario les anarchosyndicalistes font de la solidarité un des piliers de leur action car, justement, sans être un obstacle à l’individuation, elle rappelle à chacun qu’il ne peut « s’en sortir » que par un effort commun avec d’autres. C’est ce qu’écrit Kant : « Mais qu’un public s’éclaire lui-même est plus probable ; cela est même presque inévitable pourvu qu’on lui accorde la liberté. Car il se trouvera toujours quelques êtres pensant par eux-mêmes, même parmi les tuteurs en exercice du grand nombre, pour rejeter eux-mêmes le joug de l’état de tutelle et pour propager ensuite autour d’eux l’esprit d’une appréciation raisonnable de la propre valeur et de la vocation de tout homme à penser par soi-même. » [6].

Un autre point de réflexion, qui intéresse particulièrement le militant que je suis, est soulevé par Kant dans «  Qu’est-ce que les Lumières », celui de la Révolution : « [..] un public ne peut accéder que lentement aux Lumières. Par une révolution on peut bien obtenir la chute d’un despotisme personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; mais, au contraire, de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée. ».

Or, cinq ans après l’écriture de ces lignes explosait la Révolution française, et Kant se plaça du côté de l’événement et écrivit, quelques années après… « Même si le but visé par cet événement n’était pas encore aujourd’hui atteint, quand bien même la révolution ou la réforme de la constitution d’un peuple aurait finalement échoué, ou bien si, passé un certain laps de temps, tout retombait dans l’ornière précédente (comme le prédisent maintenant certains politiques), cette prophétie philosophique n’en perd pourtant rien de sa force. Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité, et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de certaines circonstances favorables et rappelé lors de la reprise de nouvelles tentatives de ce genre. »[[Kant, Conflit des facultés, 1798.].

Le rapport de Kant à la Révolution française exigerait à lui seul un article, d’autant que le terme « révolution » englobe des conceptions extrêmement variées (puisqu’on parle même de « révolution néoconservatrice » !). Du point de vue qui est le mien, celui d’un défenseur d’une révolution libertaire, la première citation garde tout son intérêt. Une cinquantaine d’années avant les théories de Blanqui, Kant en souligne l’inanité. Les courants blanquistes actuels qui pensent qu’une petite avant-garde, par une action violente, serait capable de changer radicalement les choses, devraient y réfléchir : un « coup de main  », tel celui de Lénine, peut renverser un régime et remplacer un despotisme par un autre ; au mieux, comme ce qui se produisit lors de la révolution des œillets (avec une « avant-garde » numériquement fournie et bien équipée, puisqu’il s’agissait de la majorité de l’armée), il peut faire tomber un despotisme pour ouvrir une période de démocratie bourgeoise. Une vrai révolution, au sens libertaire, c’est-à-dire une révolution qui ne « tienne pas en lisière » la population, exige que les idées révolutionnaires soient largement partagées.

Mais, contrairement à ce qu’écrit Kant dans cette citation, on peut penser que, dans certaines périodes – et c’est peut-être la caractéristiques des périodes révolutionnaires – les esprits s’ouvrent très vite et assimilent rapidement ce qu’ils méprisaient quelques temps avant. En quelque sorte, le « public s’éclaire lui-même » et d’autant plus vite qu’il est plus nombreux à participer à cette réflexion. C’est peut-être ce qui s’est produit au cours de la Révolution française et peut-être aussi ce qui a modifié le jugement de Kant.

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