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Un management criminel

Publié le 29 septembre 2009

Au moment ou nous écrivons ces lignes il y a déjà 23 morts par suicide - soit pratiquement autant, toujours à ce même moment, que la pandémie grippale pour toute la France, DOM-TOM compris  ! - à France Télécom. Il a fallu arriver à ce chiffre incroyable pour que les « hautes sphères » s’en émeuvent - ou fassent semblant de s’en émouvoir.

Mais présenté comme il l’est, on pourrait croire que le problème ne concerne que France Télécom, qu’il est du à une « spécificité » de l’entreprise. Certes, le passage du statut d’entreprise publique à celui d’entreprise privé a entraîné des changements radicaux dans la structure.

Mais là n’est pas la seule raison de ces suicides. Il en est une dont on parle beaucoup moins, mais qui a pourtant une importance bien plus grande : le mode de gestion des entreprises. Et là, c’est le système dans sa globalité qui est coupable, avec ses stratégies pour gagner «  toujours plus  ».

Le magazine Capital, qui est, comme son nom l’indique, consacré au pognon, apporte sans vergogne, aux cadres qui n’auraient pas encore bien compris, les explications de base pour « sauver leur bonus » [1] : « Demandez plus à votre équipe que ce que l’on attend de vous. Assurément, la mesure ne vous rendra pas populaire auprès de vos équipes, mais elle est d’une grande efficacité. Faites en sorte que la somme des objectifs personnels de vos collaborateurs soit supérieure à votre but à vous. Ainsi, même s’ils sous -performent, vous disposerez d’une marge de sécurité qui augmentera vos chances de préserver votre bonus ».

Ce passage, d’un cynisme incroyable, montre dans quel état d’esprit se trouvent les chefs par rapport à leurs subordonnés : ils n’ont plus à faire à des humains, mais à des générateurs de chiffres et de profits. Le capitalisme devient de plus en plus visiblement ce qu’il est essentiellement : un système d’exploitation et de négation de l’humain. Fini le paternalisme. Aujourd’hui, le chef, le cadre doit assurer son statut de salopard décomplexé. Le capital n’a pas de conscience. Le culte de la rentabilité se célèbre sur des tas de cadavres.

ÉCOUTER POUR NE RIEN ENTENDRE, C’EST CAPITAL !

Autre exemple toujours tiré de ce magazine  : il concerne l’art de licencier. Considérant que les chefaillons pourraient se laisser attendrir quand ils virent leurs subordonnés, le magazine accomplit cette mission humanitaire de première importance : leur apprendre à le faire sans états d’âme. Parmi les conseils donnés, celui-ci : « La réponse du licencié à l’annonce de son licenciement  : « J’ai trois enfants à nourrir, comment vais-je m’en sortir ? ». Votre réponse : « Je comprends, c’est un moment difficile  ». Vous devez être à l’écoute mais n’en rajoutez pas. Restez ferme et ne culpabilisez pas : quand vous avez engagé cette personne, vous ne l’avez pas fait parce qu’elle était en charge d’une famille. Restez obstinément sur le terrain professionnel ».

Bref, ce qu’il est conseillé aux cadres de faire, c’est du pseudo-humain, c’est d’écouter pour ne rien entendre. Une technique kafkaienne pour pousser au suicide  !

A ce phénomène, on peut ajouter celui des restructurations constantes. Dans le cas de France Télécom, les salariés sont trimbalés d’un boulot à l’autre, parfois dans des zones géographiques distantes. Avec tous les désavantages que cela comporte : perte de relations sociales au travail, absence de formation pour la nouvelle tâche à effectuer... Les travailleurs sont considérés comme des machines que l’on peut déplacer en camion, et qui effectueront les mêmes taches (ou d’autres) avec le même rendement que lors de leur précédente localisation.

Là encore, on assiste à une négation de l’humain qui, d’être social, devient outil. Comment s’étonner dans ces conditions que le salarié soit dans un profond malaise  ? Et comment s’étonner de la colère qui monte quand France Télécom persiste et déclare après la vague de suicide que les restructurations ne seront pas remises en cause ? Le seul remède qu’a trouvé la direction, c’est de former ses cadres à la détection des comportements à risques (toujours du pseudo-humain !). Il ne s’agit pas ici de faire en sorte que les salariés soient réellement mieux, mais simplement qu’ils arrêtent de se tuer, non pas parce que c’est terrible pour eux et leur famille, mais parce que ça entache l’image de l’entreprise.

Quiconque a une activité salariée aujourd’hui, publique ou privée, pourra reconnaître dans la situation des salariés de France Télécom des traits de ce qu’il vit aujourd’hui. La pression et la déconsidération sont non seulement présentes mais en plus revendiquées par la hiérarchie et affichées au grand jour. On voit aujourd’hui le résultat à grande échelle de cette attitude : explosion des arrêts maladies, hausse des dépressions et des suicides liés au travail.

LES DEUX MAMELLES DU TERRORISME MANAGERIAL

Mais ceci n’explique pas tout. Il faut aussi considérer l’évolution du système globalement, car ces méthodes de gestion ne sortent pas de nulle part. Elles sont la résultante d’un processus historique marqué par deux faits majeurs : le libéralisme qui a suivi la crise des années 70 et la quasi disparition de toute idéologie révolutionnaire sont les deux mamelles du terrorisme managérial.

Depuis la crise des années 70/80 la gestion est encore plus tourné vers la satisfaction des actionnaires, à l’encontre des intérêts de l’ensemble de la société, ce qui implique une pression toujours plus grande sur le salarié. Pour faire passer la pilule de la régression sociale « en douceur », ils l’ont camouflée sous les noms de «  réforme  » ou de « modernisation », mais surtout, ils ont détruit tout ce qui pouvait s’y opposer. Le dernier quart du XXe siècle a donc été marqué par une guerre idéologique sans précédent. L’État et le capital ont utilisé tout leur arsenal médiatique - des nouveaux philosophes à la Star Ac’ en passant par les coupes du monde de foot - pour tuer dans la population l’idée même qu’une révolution est possible.

La vague de suicides et de dépression que connaît le monde du travail aujourd’hui est une conséquence directe de l’oubli par beaucoup trop de travailleurs de la solidarité de classe, notion qui découle elle-même de celle de lutte des classes.
Cette évolution a été préparée de longue date, en transformant tous les outils de lutte en instruments de contrôle. Les syndicats sont devenus des complices de l’Etat pour faire accepter l’exploitation. Ils sont grassement payés pour cela.

A cette récupération des syndicats par le capitalisme, il faut aussi ajouter la récupération des idées révolutionnaires par les dirigeants. Par exemple, l’oeuvre de Castoriadis est détournée et enseigné en école de gestion, non pas pour participer à une quelconque libération, mais afin de « réinvestir le salarié dans le processus de production  ». Alors que les notions d’autonomie et de démocratie ont été largement développées par Castoriadis, ce qu’en retiennent les managers et ce qu’ils en enseignent, c’est que, puisque cette autonomie est essentielle, alors il suffit de faire croire au salarié qu’il est maître de son destin dans l’entreprise. Là où il y avait une pensée libératrice, les dirigeants la dévoient pour en faire un moyen particulièrement efficace d’aliénation et d’intégration des valeurs du capitalisme par ses propres victimes. Dans la pratique, cela passe par exemple par la mise en place d’objectifs que le travailleur se fixe lui-même et dont il contrôle lui-même l’exécution. Il devient, en apparence seulement, son propre chef et par une sorte de schizophrénie, dans la réalité, son propre flic.

L’absence de critique révolutionnaire et le repli sur soi ont pour conséquence que le salarié mis sous pression ne sait plus se défendre. Le suicide devient donc le seul moyen de protestation contre son patron. Celui qui va mourir, montre à tout un chacun que la responsabilité de sa mort incombe aux conditions de travail. La tentative sanglante de suicide en pleine réunion de travail qu’a connu France Télécom, tout comme les courriers explicatifs laissés par les victimes du management moderne n’ont pas d’autre sens que de sortir de l’ombre dans lequel il se cachent les véritables auteur de ces crimes : ceux qui, après les avoir atomisés, poussent les salariés au désespoir. On assiste à un phénomène de nature similaire lorsque les ouvriers menacent de faire sauter leurs usines.

Toutes ces manifestations sont l’expression d’un désespoir profond. Elles sont une dénonciation du harcèlement subi pour que quelques uns gagnent toujours plus. Il faut aller plus loin. Ce ne sont pas les hommes et les femmes qui doivent se suicider, c’est le capitalisme et l’État qui doivent disparaître.

M.

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