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L’instruction, c’est comme la liberté : elle ne se donne pas, elle se prend

Publié le 6 mars 2009

Je viens de lire "Le maître ignorant", un ouvrage de Jacques Rancière qui aborde un cas aussi étonnant que méconnu (du moins de moi !) dans l’histoire de la pédagogie. Cela se passe en 1818 à Louvain, ville universitaire toute proche de Bruxelles qui, avec tout le reste de la Belgique faisait alors partie du royaume de Hollande. Un certain Joseph Jacotot, républicain français s’y trouve, parce que la funeste famille des Bourbons ayant fait son retour en France, il a dû se réfugier hors du pays.

Nommé professeur dans cette université, il se trouve face à des étudiants auxquels il doit apprendre le français mais qui ne parlent que le néerlandais, ce qui complique notoirement sa tâche, car lui-même ne connaît pas un traître mot de cette langue. Ne sachant trop que faire mais ayant appris qu’une édition bilingue (hollandais-français) du Télémaque de Fénelon venait de paraître, il fait passer à ses élèves, par le biais d’un interprète, la consigne suivante : apprenez par cœur tout le début en français, en comparant à la traduction pour comprendre le sens des mots, ensuite continuez la même lecture comparative jusqu’à la fin (mais sans mémoriser totalement). Puis, il leur donne rendez-vous quelques mois plus tard, en les engageant à travailler opiniâtrement et consciencieusement. Ce laps de temps écoulé, il examine le niveau des étudiants qui se présentent de nouveau à son cours. Or, à son grand étonnement, le résultat est de qualité. Les étudiants ont un bon niveau en français écrit. Ce qu’il y a de plus renversant, c’est que Jacotot n’a pu leur donner encore aucune explication, puisqu’il ne connaissait pas le néerlandais. C’est comme s’il avait été muet ou absent, ou tout simplement ignorant de ce qu’il devait apprendre aux étudiants. Il avait été un "maître ignorant".

Sur cette base, Jacotot bâtit une "méthode", qui n’en est d’ailleurs pas une : c’est la reproduction de son expérience. Dans l’interprétation de son premier résultat, il ne faut certes pas oublier que les étudiants qui apprirent ainsi la langue française avaient déjà derrière eux une solide formation intellectuelle, qu’ils étaient très motivés et enfin que l’environnement les encourageait (contrairement à ce qui se passe habituellement). Ces réserves faites, cette expérience et les suivantes menées par Jacotot auprès de publics bien différents, montrent que l’être humain peut apprendre en brisant le schéma pédagogique actuellement hégémonique (celui qui passe par "l’explication de l’explication") grâce à une confrontation directe de son intelligence avec une "base", avec des "points de comparaison" (ici, une bonne traduction), et que cet apprentissage peut-être remarquablement efficace. D’ailleurs, Jacotot ne faisait que retrouver ainsi un constat permanent dont la portée est habituellement négligée : ce que chaque enfant apprend le mieux, c’est sa langue maternelle. Or, si cet apprentissage se fait bien par la confrontation permanente avec des "points de comparaison" (le langage des adultes), il se passe, au moins dans les premières années, de toute "explication"grammaticale, étymologique ou autre.

La pédagogie de
l’abrutissement explicateur

Pourtant, l’affirmation que "nul ne connaît vraiment que ce qu’il a compris" est un truisme pédagogique duquel il découle en pratique que, pour qu’un sujet comprenne, il faut lui "expliquer" les choses. Notre système scolaire tout entier repose sur cette fausse évidence. Or, pour Rancière, dont nous résumons très schématiquement l’argumentaire, cette logique n’est pas sans obscurité : pourquoi faudrait-il "généralement une explication orale pour expliquer l’explication écrite ?", pourquoi faudrait-il systématiquement l’intervention de "cette intelligence médiatrice du maître qui relie l’intelligence imprimée dans les mots écrits à celle de l’apprenti." ? L’apprentissage de la langue maternelle, les multiples expériences menées par Jacotot montrent que cela n’a rien d’obligatoire, qu’il est tout à fait possible de libérer "les deux facultés en jeu dans l’acte d’apprendre : l’intelligence et la volonté". Ainsi, dans la méthode Jacotot, si rapport de domination il y a, il est dans la volonté ("Vous apprendrez ..."), mais tout repose sur "un rapport entièrement libre de l’intelligence de l’élève à celle du livre", ce qui permet de "désintriquer les catégories mêlées de l’acte pédagogique et de définir exactement l’abrutissement explicateur. Il y a abrutissement, écrit Jacques Rancière, là où une intelligence est subordonnée à une autre intelligence (...)". Car, "Dans l’acte d’enseigner et d’apprendre il y a deux volontés et deux intelligences [celles du maître et celle de l’élève]. On appellera abrutissement leur coïncidence (...) On appellera émancipation la différence connue et maintenue des deux rapports, l’acte d’une intelligence qui n’obéit qu’à elle-même, lors même que la volonté obéit à une autre volonté."

Jacotot, homme de la Révolution française (il assura, sous la Convention, la direction de l’Ecole Polytechnique), n’était pas libertaire. Jacques Rancière, marxiste de la mouvance d’Althusser, pas plus. Il y aurait donc pour nous beaucoup à discuter autour de certaines notions avancées dans cet ouvrage comme celle de l’obéissance à une autre volonté que la sienne. Cependant, cet apport réflexif sur l’abrutissement fondamental qu’est la soumission d’une intelligence à une autre - et tout notre système scolaire cultive soigneusement cet abrutissement - mérite certainement d’être largement divulgué.

David

"Le Maître ignorant, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle", 10/18, édition 2008, de Jacques Rancière, Professeur émérite de philosophie de l’université de Paris VIII.

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