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Double jeu

Publié le 25 mars 2018

Faire une série de retours sur l’histoire de la FNSEA, nous permet de mieux comprendre la dose de violence et d’impunité consentie par l’État aux agriculteurs. La FNSEA a toujours eu un comportement ambigu ; d’un côté, elle attise la colère des agriculteurs, et de l’autre, elle se pose en médiatrice incontournable entre eux et l’État pour régler les crises à sa façon ; quitte à se faire huer par sa base comme ce fut le cas à Paris en septembre 2015 pour Xavier Beulin, homme d’affaires et capitaliste notoire [1] et président de ladite FNSEA.

Dès sa fondation, en 1946, la FNSEA domine le paysage syndical. Par la suite, ni le MODEF [2] (d’orientation socialiste), ni le CNJA (centre national des jeunes agriculteurs) ne pourront sérieusement menacer le monopole de la FNSEA. Depuis le début, ce leadership convient parfaitement à l’État dont c’est l’unique interlocuteur. La France agricole de l’après-guerre vit une profonde mutation puisque en moins de vingt-cinq ans se met en place un modèle d’agriculture intensive qui fera de l’État français l’une des premières puissances agricoles d’Europe. La FNSEA a toujours soutenu cette orientation et, pour parvenir à ses fins, elle a, dès 1961, mis en œuvre l’emploi de la violence en organisant des manifestations particulièrement musclées dont les premières du genre se déroulèrent en Bretagne. Cette politique se révéla payante car les pouvoirs publics y cédèrent sur une série de revendications majeures.

Dans les décennies suivantes, au gré des crises (surproduction, sécheresse, etc), caillassages de préfectures, blocus de gares, descentes dans les supermarchés, etc deviendront monnaie courante. Le paroxysme sera atteint en 1976, quand des viticulteurs en colère tueront un commandant de CRS à la carabine approvisionnée en munitions pour gros gibier et en blesseront 28 autres. L’enquête n’aboutira jamais, conformément à une tradition d’impunité solidement ancrée et qui resurgira avec les bonnets rouges .

En 2013, la FDSEA [3], encouragée par son président, Thierry Merret, met en mouvement les légumiers de Bretagne mécontents des contraintes fiscales et administratives. Ils incendient le centre des impôts et les locaux de la MSA de Morlaix ; ils vont jusqu’à retarder l’arrivée des pompiers par un ballet de tracteurs et en leur déversant des tonnes d’artichauts sous les pieds. Ils ont droit alors aux plus vives félicitations de Thierry Merret (alors qu’au regard du droit, certains faits sont d’une extrême gravité). Trois jours plus tard, conjointement rédigé par le syndicat et la chambre d’agriculture de Bretagne, un communiqué hypocrite tout à la fois regrettait « le recours à des actions violentes » et les justifiait en affirmant que « La profession tout entière n’encourage pas à l’excès, mais elle ne sait plus comment se faire entendre afin que des mesures efficaces et rapides soient prises ! ». En fait, notre impression est qu’elle sait trop bien comment se faire entendre ! Malgré l’enquête, Thierry Merret ne sera pas inquiété et les forces de l’ordre feront mine de ne pas pouvoir identifier les auteurs des faits.

A l’image de feu X. Beulin, les dirigeants FNSEA sont des notables souvent de droite, maires de leurs villages, administrateurs de coopératives, de la MSA et/ou du crédit agricole. Malgré que les manif’ organisées par la FNSEA aient causé des centaines de millions FF de dégâts, François Guillaume, après de bons et loyaux services (1979 à 1986) comme président de la FNSEA, devient ministre de l’agriculture sous Chirac, entre 1986 et 1988. Cette nomination est un signal clair en direction de la FNSEA et de ses méthodes. C’est une reconnaissance pure et simple, par l’État, de ses actions violentes ; pour le passé et l’avenir.

Au fur et à mesure, la FNSEA s’est professionnalisée et aujourd’hui son expertise est appréciée jusqu’à Bruxelles. Elle est devenue une entreprise capitaliste plus soucieuse de ses parts de marchés et de ses profits que du monde agricole et des agriculteurs. Si les agriculteurs de la Fédération nationale des jeunes exploitants familiaux (FNJEF), liée au Modef, déclarent  : « Si le système ne fonctionne pas, il faut changer le système » et que la Confédération paysanne déclare que « les plans d’allégements des charges ne changent rien car on ne s’attaque pas aux racines du mal », nous savons qu’ils sont uniquement motivés par une volonté de s’assurer des privilèges. Si nous sommes d’accord sur le principe qu’il faut changer de système, nous ne sommes pas, pour autant, d’accord avec les objectifs corporatistes poursuivis par les différentes organisations d’agriculteurs.

Adhérer à la FNSEA, c’est aussi bénéficier de réductions diverses, façon comité d’entreprise, avec la « carte moisson » (réductions pour matchs de foot, pour décathlon, etc), y compris chez… le grand ennemi (carrefour & co). Les fédérations encaissent, au passage, un pourcentage sur les ventes ; ce qui revient à pratiquer ce que la FNSEA, elle-même, dénonce, à savoir, les marges arrières. Bien entendu, les exploitants agricoles ne se doutent pas des rétrocessions au profit des FDSEA.

Lors de la grande grève du lait de 2009, la FNSEA dénonce à grand fracas les marges exorbitantes de la grande distribution. La réalité est toute différente. Entre 2005 et 2009, la marge des transformateurs (mise en boîte du lait, fabricants de beurre ou yaourt) a beaucoup plus augmenté que celle des distributeurs. Selon le ministère de l’agriculture, sur le prix de vente au public d’une brique de lait, la grande distribution s’octroie 18 %, le producteur reçoit moins de 30 % et le transformateur en prend la moitié ! Or, ce qui est le « plus amusant », c’est que si, parmi ces transformateurs, il y a des industriels, il est à noter qu’il y a aussi de nombreuses coopératives tenues par des organisations membres de… la FNSEA ! Par exemple, la plus importante de France, la société SODIAAL, avait comme président de son conseil d’administration Damien Lacombe, fils d’un Raymond du même nom qui fut président de la FNSEA de 1986 à 1992 !…

Ce double jeu ayant été éventé, nombre d’agriculteurs quittèrent la FNSEA et continuèrent à livrer leur lait à des coopératives laitières qui, en fait, adhèrent à la FNCL (Fédération nationale des coopératives laitières) qui n’est autre qu’une antenne de la FNSEA qui, à l’évidence, centralise le pouvoir. Ce mécontentement, palpable chez les producteurs, se traduisit par quelques déboires électoraux avec la perte, par exemple, du contrôle d’une chambre d’agriculture au profit de la coordination rurale. Cependant, le monopole de la FNSEA demeure solide ; d’autant plus que cette dernière sait se rendre indispensable sur le front juridique et bancaire. Beaucoup d’exploitants agricoles sont empêtrés dans des situations difficiles, criblés de dettes et de problèmes juridiques. Coincés, ils sont souvent obligés d’adhérer à la FNSEA malgré leur aversion car c’est elle qui octroie prêts et « facilités ». La baisse continuelle du nombre d’agriculteurs depuis un demi siècle est la preuve d’une politique délibérée d’asservissement et d’une guerre d’usure contre les petits paysans. La FDSEA n’hésite pas à les mobiliser contre leurs intérêts tout en les manœuvrant dans des actions spectaculaires afin d’entretenir chez eux l’illusion d’actions efficaces, sauf que l’efficacité est, en définitive, destinée à promouvoir une politique de grands propriétaires. La FNSEA est, également, bien implantée au niveau des commissions d’installation ce qui lui permet de favoriser ceux qui y adhèrent ; obligeant ceux qui souhaiteraient rester indépendants ou qui voudraient se tourner ailleurs, à la rejoindre.

Le nombre d’exploitants agricoles ayant été divisé par quatre entre 1955 et 2015, il est aujourd’hui inférieur à 500 000. C’est là le résultat de la politique agricole menée par l’État et la FNSEA qui s’est faite au bénéfice des agriculteurs les plus riches, dirigeants ou membres importants de ce syndicat. Ces dirigeants sont les gagnants de cette politique car ils ont pu moyennant les aides du Crédit Agricole (où ils ont leurs entrées) agrandir leurs propriétés en rachetant les terres abandonnées par leurs anciens collègues et en même temps s’enrichir en profitant, en tant que notables, du formidable développement du système coopératif agricole. Le crédit agricole, au niveau bancaire, et les coopératives, au niveau de l’agro-industrie, sont des puissances économiques de premier ordre.

Malgré les manifestations fréquentes et spectaculaires, il y a une profonde identité de vue entre l’État et la FNSEA sur un objectif à long terme, connu sous le terme de PAC et fixé par la loi de modernisation de l’agriculture française de 1962 : Bâtir une agro-industrie puissante, centralisée et fortement capitalisée. Si la FNSEA doit prendre quelques libertés avec les règles en chemin pour protéger et développer ce secteur, qu’elle les prenne. Les pouvoirs publics ferment les yeux. Dans une confusion des genres, Bernard Lannes de la Coordination rurale (proche de l’extrême-droite), concurrente de la FNSEA, dénonçait : « … la FNSEA [qui] organise des pseudo-manifestations pour râler contre des décisions prises en cogestion avec l’État ».

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