Accueil > Société > Nationalisme / Identité / Religion > NON A TOUTES LES FRONTIÈRES

NON A TOUTES LES FRONTIÈRES

Publié le 18 octobre 2014

  EX-YOUGOSLAVIE, RETOUR D’EXPÉRIENCE

Tu as bien connu la Yougoslavie, c’était un Etat composé de populations qui ont eu depuis des revendications nationalistes fortes, aboutissant à la disparition de l’Etat central et à la création d’une kyrielle de nouveaux Etats. Comment se passait la cohabitation sous Tito ?
_ Plutôt bien. Par exemple, c’était un pays où les religions cohabitaient paisiblement. Ainsi en Bosnie, les mosquées côtoyaient les églises, orthodoxes ou chrétiennes (c’est toujours le cas, même si le mélange est moins flagrant qu’avant). L’islam, hérité des turcs, était loin d’être radical. Il faut savoir que la cohabitation religieuse existait depuis six siècles. Pendant l’occupation ottomane, les gens dépendaient d’administrations différentes selon leur religion, quand bien même ils habitaient au même endroit. Dans certaines familles, on envoyait un fils faire des études à Peć (Kosovo – administration orthodoxe) et l’autre à Istambul, afin de pouvoir profiter des avantages de l’une et de l’autre administration.

Y avait-il à cette époque des revendications sécessionnistes, comment étaient-elles traitées ?

_ À l’époque de Tito, la revendication sécessionniste la plus forte était celle des Albanais du Kosovo. Son autonomie aurait été donnée pour calmer ces revendications, en permettant notamment d’avoir des écoles, des universités et des médias en langue albanaise. Cela n’a pas apaisé les tensions et la situation de la région n’est pas encore apaisée aujourd’hui.

Les autres régions ne connaissaient pas de mouvement séparatiste significatif à l’époque de Tito. On pourrait se demander si c’est parce que ces mouvements étaient « tués dans l’œuf », mais on observera que les prisonniers politiques du régime (peuplant notamment l’île de Goli Otok), de moins en moins nombreux au fil des décennies, étaient avant tout des communistes trop proches de Moscou, et non pas des séparatistes. Cependant, en 1971, un soulèvement croate a eu lieu, sévèrement réprimé. Ce mouvement ne réclamait pas directement une autonomie, mais plutôt une redistribution plus favorable des revenus du tourisme (principalement perçus en Croatie).

Peux-tu nous rappeler comment ça s’est passé à la mort de Tito ?

_ Dans les années 70, la Yougoslavie avait d’importantes rentrées de devises, d’une part par les recettes du tourisme, d’autre part par les revenus des émigrants allant, pour quelques temps, faire fortune en Europe occidentale (principalement en Allemagne et en France), et envoyant de l’argent à leurs familles. Cela provoquait une dévaluation constante de la monnaie yougoslave (le Dinar).

À sa mort, Tito a laissé le pays avec une dette extérieure très importante, suffisamment pour que le FMI y dicte une politique « de sauvetage » à sa mani-ère au milieu des années 80. L’« assainissement économique » imposé par le FMI, s’appuyait sur des fusions des grandes usines du pays, leur gestion par des banques centrales et une forte pression sur les salariés, sommés de s’adapter aux « réalités économiques ». De nombreuses usines jugées non-rentables ont été fermées. La hausse du chômage et la baisse du niveau de vie des travailleurs se sont heurtées rapidement à une contre-offensive ouvrière et à de nombreuses luttes sociales, cela dans un contexte de dévaluation exponentielle. À la fin des années 80, les prix changeaient deux fois par jour. En 1987, une feuille de papier toilette valait plus que le billet de 10 dinars !

Comment sont apparus et se sont développés les courants indépendantistes. De quels soutiens extérieurs éventuels ont-ils bénéficié ?

_ C’est à ce moment que les revendications nationalistes ont émergé.
Les Slovènes ont rapidement oublié la langue officielle (ils apprenaient les deux langues à l’école, le slovène et le serbo-croate) ce qui a poussé de nombreux yougoslaves non-slovènes à devoir quitter la région au point d’y créer une pénurie de main d’œuvre, alors qu’ailleurs le chômage était en forte hausse.

La Serbie, si elle faisait partie des régions riches, défendait encore l’unité Yougoslave à la fin des années 80. Toutefois, le nationaliste Slobodan Milošević a utilisé le contexte du Kosovo pour accéder aux commandes de la Serbie — arguant que si l’autonomie de la région n’avait pas apaisé les revendications sécessionnistes des Albanais, alors il fallait remettre en question cette autonomie. A ce moment, ses positions libérales (sur le plan économique) lui ont assuré le soutien des occidentaux.

En Croatie, les mouvements séparatistes ont pris rapidement de l’ampleur, soutenus notamment par les anciens Oustachis (pro-nazis exilés par la filière vaticane en Amérique latine, en Amérique du nord et en Espagne après la seconde guerre mondiale). C’est avec eux que Tudjman, ancien du parti communiste s’est allié pour fonder le HDZ en 1989, parti qui sera élu à la tête de la Croatie en 1990 et qui mènera le processus d’indépendance. Ce parti a reçu l’aide des services secrets allemands et autrichiens. A noter que Jean-Paul II a encouragé et rapidement reconnu l’indépendance de la Croatie.

Le HDZ portait notamment les objectifs des anciens oustachis de rétablir les frontières l’État indépendant de Croatie (1941-1945) qui comprenaient entre autres la Bosnie-Herzégovine. De plus, la Bosnie-Herzégovine est un passage quasi obligé pour desservir le sud de la côte Adriatique.

À la proclamation de l’indépendance de la Croatie, la Bosnie-Herzegovine devenait donc un enjeu majeur pour les Croates. L’armée fédérale de ce qui restait de la Yougoslavie avait été massée le long de cette frontière. Des mobilisations massives avaient eu lieu pour maintenir cette présence, ce qui avait donné lieu à de nombreuses désertions (et donc un exode vers l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada notamment).

L’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, soutenue par une partie de l’Union Européenne (notamment l’Allemagne et l’Italie), par l’Iran et par la Croatie, a été soumise à un référendum, boycotté par les opposants (principalement les Serbes, qui constituent un tiers de la population). Le refus de la reconnaissance de cette indépendance par les Serbes mettra le feu aux poudres, au sens propre du terme.

Quel a été le rôle des questions «  linguistiques » et «  culturelles  » dans ce développement ?

_ Le serbo-croate était la langue de la Yougoslavie de Tito. Elle était parlée dans la majeure partie du pays, où elle était enseignée conjointement aux langues des républiques de la fédération (Macédonien, Slovène, …). Cet enseignement n’était toutefois pas obligatoire (au Kosovo notamment, de nombreux Albanais ne parlaient pas le serbo-croate). Le serbo-croate peut s’écrire aussi bien à l’aide de l’alphabet cyrillique (utilisé dans le sud du pays, de la Bosnie à la Macédoine en passant par la Serbie) qu’avec l’alphabet latin (Croatie et Slovénie, mais aussi en Bosnie, Serbie et Monténégro qui utilisent indifféremment l’un et l’autre).

En Slovénie, on a vu que l’«  oubli  » rapide du serbo-croate par la population a créé un climat difficile pour les non-slovènes.

En Croatie et en Serbie, chacun a cultivé ses particularités, notamment en termes de vocabulaire. Les Serbes, et avant tout ceux de Bosnie, ont favorisé l’usage du cyrillique. Mais les deux langues sont tellement proches qu’il n’a pas été réellement possible de les différencier. Il est ridicule de lire, côte à côte, sur les modes d’emploi un texte en croate et un en serbe, tous deux parfaitement compréhensibles par les uns et les autres, mais rédigés l’un à la forme passive et l’autre à la forme active pour faire croire que les deux langues sont différentes !

Au niveau culturel, les animosités avec les musulmans de Bosnie et les Albanais du Kosovo ont beaucoup appauvri la Serbie de l’héritage oriental ottoman. Toutefois, et notamment pour des raisons touristiques, cet héritage (culinaire, mais aussi artisanal – travail du cuivre, tapis, …) réapparaît timidement.

En revanche, les religions sont beaucoup plus présentes. Marquant les différences (catholique pour les croates et les slovènes, musulmane pour les bosniaques et les albanais, orthodoxe pour les serbes et macédoniens), chacun a affirmé son identité en se réfugiant derrière sa religion. En Bosnie-Herzegovine et au Kosovo les religions ont permis de tracer des frontières entre des populations là où il n’était pas possible de tracer des limites géographiques.

A-t-il existé des courants anti-indépendantistes ? Que sont-ils devenus

_ Les courants indépendantistes ont bénéficié de soutiens extérieurs, ce qui les a rendus puissants lorsque l’opposition au régime communiste a émergé. De fait, ils ont aussi été vus comme une alternative qui avait des chances de s’opposer au communisme à une époque ou le tournant libéral était quasi-mondial.
Cela n’a pas laissé la place à des courants anti-indépendantistes. En Serbie, une grande partie de la population a longtemps espéré maintenir l’unité yougoslave, volonté reprise par les politiques (et même par le nationaliste Milošević) affichant que ce sont les «  autres nationalistes  » qui ont voulu l’éclatement du pays, pas les Serbes.

Ailleurs, l’idée d’indépendance ne s’est pas imposée massivement avant la fin des années 80.

D’après toi, qu’attendaient réellement de l’indépendance les populations - avec tout ce que ce terme a d’imprécis - qui l’ont demandée ?

_ Difficile en effet de connaître les motivations de chacun. Il n’est pas anodin de constater que les premières régions à avoir accédé à l’indépendance sont celles, situées aux portes de l’Europe occidentale, qui possédaient une industrie forte ainsi que la plus grande partie des revenus du tourisme. Ces régions entendaient sortir de la crise en conservant pour elles l’intégralité de ces sources de revenus, auparavant redistribuées sur l’ensemble du pays.

Ensuite, l’idée d’indépendance était associée à celle d’une «  réappropriation régionale  » des moyens de production et des richesses. Une prise du contrôle, par une administration «  régionale  », plus proche de la population permettait de croire qu’il serait mis fin à la très dure pression sur les conditions de vie de l’ensemble de la population. Bien entendu, cela n’a été qu’une tragique illusion  !

Les motivations en Bosnie-Herzegovi-ne ont été assez différentes. Les Croates de Bosnie ont certainement espéré en intégrer une partie dans la Croatie. Les Serbes se sont opposés à l’indépendance. Quant aux musulmans, il y a certainement un mélange entre une volonté de rester neutre vis-à-vis des Serbes et des Croates, un sentiment d’avoir toujours été déconsidérés au sein de la fédération Yougoslave (à titre d’exemple, nos « histoires belges » étaient des «  histoires de Bosniaques  »), et l’éventualité de tirer leur épingle du jeu dans la débandade que connaissait le pays.
Il ne faut pas non plus négliger les cicatrices accumulées par tous ces peuples tout au long de l’histoire, et les vieilles rancœurs ont ré-émergé avec les nationalismes.

Tout cela s’est passé il y a une trentaine d’années. Les aspirations des populations ont-elles été réalisées ? Quel tableau peux-tu brosser, État par État, des « résultats »  ?

_ La Slovénie, rapidement intégrée à l’UE, a tout d’abord été un bassin de production à bas salaires proche des pays de l’ouest. Toutefois, le déficit de main-d’œuvre que connaissait déjà le pays avant son indépendance a permis de remonter le niveau de vie de ses habitants, mais les productions à bas coût sont en train de se déplacer, vers la Roumanie notamment, et la situation est donc évolutive.

La Croatie a connu une modernisation très rapide au prix d’une dette extérieure plutôt élevée, mais profite d’importants revenus du tourisme. Le niveau de vie de ses habitants se situe dans la moyenne des pays de l’UE.

La Bosnie-Herzegovine en revanche, peine à se relever de la guerre qu’elle a connue. Sa partie Croate semble avoir été rénovée, mais les voies de communication n’ont pas connu l’essor qu’on pouvait attendre. En revanche de très nombreuses églises catholiques y ont été érigées. Aux « frontières ethniques » la tension est encore palpable. Il suffit de traverser le pont de Mostar pour s’en rendre compte. Dans le reste du pays, les traces d’une guerre qui a plus de vingt ans n’ont pas disparu. Le temps semble s’être arrêté. Le chômage y est très élevé.

C’est le cas aussi en Macédoine, devenu le pays le plus pauvre d’Europe. Le passage de la frontière de la Serbie à la Macédoine est frappant. D’un pays où l’activité est présente, où les terres sont cultivées, d’un coup on entre dans un pays où les terres semblent désertées. Le guichetier de l’autoroute suggère de laisser les quelques denars [4] de monnaie rendus sur 1 € aux mendiants qui tendent la main derrière la barrière. Ce pays a la réputation d’être le centre de nombreux trafics.

Les trafics (cigarettes, contrefaçon, voitures, ...), ajoutés aux revenus du tourisme ont évité l’effondrement économique du Monténégro. Le tourisme s’adresse particulièrement aux ressortissants des pays de l’ex-Union Soviétique. De nombreux panneaux publicitaires écrits en russe vantent les vols directs ou l’achat d’appartements en bord de mer dans des résidences en construction. En s’éloignant du grouillement de la côte, le reste du pays semble maintenir une activité, à un rythme moins soutenu qu’en Serbie. Toutefois, le chômage y est moins important.

La Serbie a dû se relever des deux années de blocus, suivies quatre ans plus tard par les bombardements de l’OTAN qui ont touché de nombreux sites industriels. Au début du XXIe siècle, le pays semble avoir pris le train de la mondialisation. Les centres des villes principales ont vu s’installer de nombreuses banques aux enseignes européennes (Bundesbank, Société Généra-le, Crédit Agricole, …), «  Comme si on avait de l’argent  » disent les Serbes. De nombreux magasins se sont ouverts, parfois avec des enseignes bien connues en France, et des supermarchés apparaissent petit à petit. Sur les marchés, on a du mal à trouver des paysans qui vendent leur propre production comme c’était le cas il y a quelques années, et grâce auxquels le pays a pu se nourrir pendant les années difficiles. Si la plupart des aliments restent produits localement, on en voit apparaître qui viennent de loin. Mais les gens se sont rendu compte de la baisse de qualité des variétés vendues  ; cet été j’ai entendu  : «  Quand tu nous racontais qu’en France les tomates n’avaient plus de goût on ne te croyait pas. Maintenant, on a les mêmes  ».

Le niveau de vie des Serbes leur permet de vivre à peu près normalement, mais pas dans l’opulence. Ils se nourrissent, se logent grâce notamment aux immenses maisons qu’ils ont construit à l’époque communiste, et prennent des crédits pour s’équiper. Néanmoins, et de façon particulièrement visible à Belgrade, une classe moyenne supérieure émerge (la classe bobo  ?). Sans compter bien sûr les fortunes mafieuses, que l’on retrouve autant en Serbie qu’en Bosnie-Herzegovine, au Montenegro et probablement en Macédoine.

Et plus spécifiquement, quelle est la situation des ouvriers, des salariés, des petits producteurs ? L’indépendance a-t-elle servi à développer leurs luttes, à établir leurs droits ?

_ En Serbie, les usines ont été rachetées par des multinationales occidentales qui en tirent le maximum de profit possible. Les machines sont vétustes et un minimum d’investissements est fait. On fait tourner ces usines à plein régime, sans même prendre le temps nécessaire à l’entretien, et les ouvriers sont sommés de tout faire pour éviter la panne. Lorsqu’elle survient, si l’investissement nécessaire au redémarrage s’avère trop important, il arrive que l’on mette tout simplement la clé sous la porte.

Parallèlement à cette exploitation des infrastructures, la main-d’œuvre est bon marché (salaire  : moins de 300 € mensuels) pour un rendement plutôt favorable. Et tout est fait pour la rendre encore plus rentable. La dernière réforme du travail (printemps 2014) va dans ce sens et a été adoptée grâce à la complicité des syndicats qui ont été plutôt bien servis par cette réforme. C’est pour ça que de nombreux mouvements autonomes ont vu le jour, faisant écho aux révoltes dites «  de Tuzla  » (en Bosnie-Herzegovine), qui ont fait tache d’huile jusqu’à Belgrade (et même jusqu’à Niš). De nombreuses luttes perdurent à travers le pays, au cas par cas selon la situation de telle ou telle usine. Le bulletin anarchosyndicaliste Direktna Akcija (Action Directe), relate chaque mois de telles révoltes, allant parfois jusqu’à des sabotages.

Pour conclure...

Trente ans après le début du processus de création de micro Etats sur la base des régions précédentes, le bilan peut sembler contrasté. Certains pays (si on regarde très globalement) s’en sortent, d’autres ont sombré dans la misère la plus sauvage ou sont aux mains de véritables mafias. Ce qui est sûr, c’est que partout, les usines, les grands moyens de production et de distribution sont passés –passent et passeront pour ceux qui restent encore « locaux »- aux mains de multinationales qui appliquent la même politique que partout ailleurs, d’autant plus facilement que les nouveaux Etats bradent sans vergogne les droits sociaux.


Contact


Envoyer un message