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Délocalisations, finances, économie Un point de vue hétérodoxe

Publié le 6 octobre 2013

En ces temps de crise aggravée, on peut constater au niveau mondial un regain des luttes et une relance de la réflexion autour de la nécessité de dépasser le capitalisme. Cependant, dans ce contexte, les fausses routes involontaires sont aussi nombreuses que les pièges mis en place par les alliés objectifs du capitalisme pour détourner les exploités de leur nécessaire objectif (c’est-à-dire la disparition du capitalisme et de l’État).

Cet article n’a pas pour vocation de définir le chemin lumineux que doivent suivre les exploités dans leurs luttes mais de participer à l’indispensable débat autour de certains enjeux actuels qui, dans la période que nous vivons, sont vitaux pour les travailleurs.

Ainsi, une question reste en France d’une actualité brûlante. C’est celle des délocalisations. Pour les ouvriers qui la subissent, c’est un drame. Leur réaction peut de ce fait être virulente et immédiate. Nombreux sont les ouvriers qui comprennent alors qu’ils ont été dupés, qui ont la volonté de ne pas ne se laisser faire et qui tentent de lutter pied à pied contre leur patron pour préserver leur emploi. Cependant, ces luttes qui pourraient être intéressantes, font souvent l’objet de récupérations politiciennes par des gauchistes de tout poil, voire par des partis de gouvernement dont le discours va de « achetons français » à « l’interdiction des délocalisations ». Ces positions sont fallacieuses et ne doivent pas tromper les travailleurs, nous allons tenter de voir pourquoi.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’une délocalisation ? C’est tout simplement pour un patron un moyen d’augmenter son profit. Comment ? En diminuant la part des salaires dans ses coûts de production. C’est pourquoi, au niveau global, une délocalisation c’est une hausse du taux d’exploitation des travailleurs. En effet, si des emplois sont perdus en France, ils sont créés dans un autre pays. Mais dans des conditions bien pires (que ce soit au niveau des salaires, de la protection sociale, des conditions de travail). Il s’agit donc bien d’une accentuation de l’exploitation au niveau international. Les déplacements géographiques mis ainsi en place par le patronat, non seulement diminuent la masse salariale et créent une pression toujours plus grande sur tous les travailleurs mais permettent également à celui-ci de diviser profondément le prolétariat : dans un pays, des ouvriers perdent leurs emplois, mais dans un autre des gens souvent dans la misère peuvent en espérer un et améliorer ainsi leur niveau de vie lamentable. Le patronat crée ainsi une fracture au sein des exploités, en créant de toutes pièces des intérêts momentanément divergents. De là une première réaction épidermique  : le repli sur soi, et sa traduction politique, la monté des nationalismes (nationaux ou régionaux). En revendiquant le maintien de l’emploi en France, les syndicats glissent souvent dans un discours nationaliste véritable poison pour les exploités. La lutte des ouvriers de Fralib contre la délocalisation des usines de thé Eléphant nous en fournit un exemple avec le slogan mis en avant par la CGT  : « Le thé de l’Eléphant est né il y a 120 ans à Marseille, L’Eléphant est français, en Provence il doit rester. ». Dans ce slogan, on remarquera qu’il n’est nullement fait mention de l’exploitation que vivent les salariés. L’argument n’est plus que l’entreprise doit rester en France pour que la délocalisation ne ruine pas des familles, mais parce que c’est une entreprise « historiquement » française. Ce discours, en plus de nier la place fondamentale de l’exploitation dans une délocalisation, entretien dans la population les sentiments chauvins.

De même, le gouvernement met actuellement en avant la relocalisation. Phénomène inverse de la délocalisation, il serait un remède aux problèmes économiques actuels. En réalité, les problèmes soulevés sont les mêmes, dans l’autre sens géographique  : des ouvriers seront licenciés dans les pays d’où reviennent les usines, renvoyés à une affreuse misère. Et nous ne devrions pas nous en sentir solidaires ?

Ce point, pourtant fondamental au niveau mondial, n’est jamais pris en compte par les syndicats, trop contents qu’ils sont de pouvoir jouer le jeu du patron en se félicitant des emplois obtenus. Jamais ils ne disent que, s’il y a des frontières pour les exploités, il n’y en a pas pour le capital, que c’est justement là que réside le problème et que ce qui importe ce n’est pas tant la «  délocalisation » ou la « relocalisation » mais le fait que, partout dans le monde, cesse l’exploitation, souvent éhontée, des travailleurs.

Comment articuler cet objectif à long terme (disparition du capitalisme et de l’État) et les contraintes du moment (nécessité de « gagner sa croûte »)  ? Il me semble, et je le propose au débat, qu’une réponse partielle envisageable est la gestion directe. Sans croire qu’il s’agisse d’une panacée. Appliquée à une simple usine, elle ne remet pas en cause le système. Elle ne met pas à l’abri des risques de réapparition de rapports de pouvoir (nous avons pu le voir dernièrement avec les mésaventures de travailleurs de chez Agone, maison d’édition en principe autogérée, où se sont mises en place des techniques de management tout à fait capitalistes). Mais elle permet au moins aux ouvriers de survivre et de se donner du temps.

Il serait vain de croire qu’une stratégie défensive suffise. Comme nous l’avons vu, le problème des délocalisations doit se penser à l’échelle internationale. Et pour répondre à une attaque à cette échelle, nous devons nous organiser en conséquence. Seulement, cela, le capital, l’État et leurs complices syndicalistes et politiques ne le veulent pas. Jouer la carte de la solidarité internationale pourrait, à terme empêcher le capital de circuler «  convenablement  » et empêcher les patrons de majorer sans fin leurs bénéfices en délocalisant à leur convenance. En clair, si pour le patronat et les économistes aux ordres, la «  solution est de baisser le coût du travail en France  » (c’est-à-dire démanteler littéralement la protection sociale, réduire les salaires, augmenter le temps de travail et en dégrader les conditions), la réponse pour nous est à l’inverse : augmenter partout dans le monde le niveau de vie des travailleurs et l’égaliser par le haut.

Autre « faux débat » qui anime les mouvements sociaux et politiques  : la critique de la finance. Celle ci est accusée de tous les maux. L’encadrer fermement permettrait de faire gagner en pouvoir la classe ouvrière. Ici aussi, rappelons quelques évidences. Avant d’être un moyen pour les spéculateurs de faire des profits astronomiques, ce que l’on appelle « la finance » est d’abord pour le capitalisme un moyen de faire se rencontrer l’offre et la demande d’investissement. Dans ce système, des petits malins ont compris qu’il y avait possibilité de faire des profits monumentaux sans créer de richesse par le travail. Cette activité parasite ne compromet pas fondamentalement le rôle initial de répartition des ressources d’investissement assigné aux marchés financiers.

On entend souvent parler de «  dictature des marchés financiers ». En fait, quand une entreprise se voit fixer comme but de dégager un haut niveau de profit, ce n’est pas tant à cause de «  la dictature des marchés financiers »,qu’à cause de la dictature des actionnaires. Ces derniers entendent encaisser le maximum d’argent sans autre effort que de pressurer à fond les travailleurs (pour augmenter les bénéfices) sous la menace de délocaliser ou de vendre l’entreprise si leurs objectifs ne sont pas atteints. En réalité, ce n’est pas un « marché » mystérieux et impersonnel qui provoque la catastrophe sociale que nous connaissons, ce sont les actionnaires par les contraintes qu’ils imposent.

Le marché si souvent décrié n’est que l’institution qui permet aux décisions des actionnaires de prendre effet rapidement. S’attaquer aux «  marchés financiers  » sans souligner la question de la propriété des moyens de production, c’est s’attaquer à des moulins à vent. Le pouvoir a tout intérêt à cette chimère. Faire croire que le mal vient des «  marchés  » et d’eux seulement, c’est éviter que la population pose la question réellement révolutionnaire : pourquoi l’outil de production appartient-il à quelques individus, au lieu d’être propriété de la société toute entière ? La position de certains députés socialistes en 2011 (dont un certain J.M. Ayrault) dans le projet de « Taxe sur les transactions financières en Europe » est illustrative du cas. Il y est dit : « L’hypertrophie des échanges financiers résulte notamment de comportements d’acteurs qui ne cherchent pas à contribuer au financement des activités de production ou à la couverture des échanges, mais spéculent pour leur simple profit, au moyen d’outils de plus en plus sophistiqués, protégés par une opacité empêchant les pouvoirs publics de vérifier la pertinence de ces transactions ». Ce qui est vrai, mais nulle part il n’est question d’une quelconque remise en cause de la propriété privée des moyens de production. Les socialistes regrettent seulement que les capitalistes ne soient pas de gentils capitalistes qui exploitent gentiment leurs ouvriers, et qu’ils préfèrent utiliser leur argent à jouer au casino financier. Au fond, les projets d’encadrement des marchés financiers n’ont pour objectif réel que de mieux faire fonctionner le capitalisme, donc l’exploitation.

Posons-nous maintenant la question de la «  lutte contre la finance internationale  », cette «  finance sans visage et sans nom  », pour citer le Parti de Gauche. Souvent associé aux critiques que nous venons de voir précédemment, elle permet au pouvoir d’essayer de nous faire croire que c’est par son côté international que la finance est dangereuse. Elle serait l’instigatrice des délocalisations et de la dégradation de nos conditions de vie. Mais parler de lutte contre la finance internationale, c’est implicitement accepter que la finance nationale serait moins nocive, voire à encourager (ce qui serait de toute façon le cas si des mesures de protectionnisme étaient mises en place). Au vu de ce que nous avons dit précédemment, cela revient automatiquement à reconnaître aux capitalistes nationaux une valeur politique supérieure à celle des capitalistes étrangers. Or, s’il est une chose que près de trois siècles de lutte contre le capitalisme nous ont apprise, c’est que français ou étranger, un capitaliste est un exploiteur. Les patrons et les actionnaires, qu’ils soient français, américains ou chinois, restent des vampires pour les exploités.

Accuser la finance internationale de ce qui arrive à la Grèce ou à l’Espagne n’a aucun sens. Ce sont les créanciers, les patrons et les politiques qui sont responsable de ces naufrages. Certainement pas une entité floue, nommée « finance internationale », dont on ne sait pas trop ce qu’elle est parce qu’aucun de ses ennemis n’a jamais pris la peine de la définir. Mais cela permet de maintenir la croyance qu’un patron et un ouvrier, parce que français, auraient des intérêts communs.

Enfin, troisième et derniers «  faux ami  »  : l’agriculture. On lit souvent, notamment dans le milieu anarchiste, qu’il faut revenir à une agriculture «  paysanne  », avec le même souci que pour la finance  : on ne peut trouver aucune définition du mot «  paysanne  » quand il concerne l’agriculture. On peut déduire du contexte que l’agriculture «  paysanne  » serait une agriculture opposée à l’agriculture industrielle. Cette idée qu’on peut juger belle n’est cependant pas développée. S’agit-il de revenir aux formes traditionnelles de culture et de propriété  ? Si les cultures traditionnelles ont un avantage certain en terme écologique (de part la variété des cultures et l’intégration de celles-ci à leur environnement), la forme économique qui lui est associée pose question. En défendant une agriculture traditionnelle, défend-t-on les vielles formes de propriété de la terre  ? Et quelles vielles formes  ? L’agriculture a toujours été l’apanage de grands propriétaires fonciers  : seigneurs durant l’ancien régime, bourgeois après la révolution, par le fermage. Si une agriculture plus individuelle a pu exister, cela n’a été que transitoire ou marginal. Plus encore l’a été la pratique de terres communales exploitées par l’ensemble du village.

Les formes traditionnelles d’agriculture sont de plus fortement enracinées dans un imaginaire nationaliste fortement nuisible à toute tentative d’émancipation. C’est encore une fois la porte ouverte à toutes les compromissions et toutes les attitudes interclassistes. L’agriculture, activité humaine primordiale doit faire l’objet de toutes les attentions des révolutionnaires. Cependant, nous devons examiner avec soin les luttes émanant de ce secteur, car les positions potentiellement réactionnaires sont fréquentes et il est parfois difficile de faire le tri entre ce qui est une revendication révolutionnaire, et ce qui est une revendication purement corporatiste. Il ne faut pas oublier que des structures agricoles alternatives existent et qu’elles peuvent faire l’objet de dérives graves (voir l’article « Les Versaillais du Larzac »).

En évoquant rapidement ces trois questions, nous avons pu voir que la tactique du pouvoir est souvent la même  : mettre en avant des positions nationalistes et interclassistes. Tout ceci a un but évident  : éviter de s’attaquer à la racine du problème, à savoir le capitalisme. A une époque où, malgré la crise, les profits se calculent encore en milliards, l’essentiel est d’être capables de poser un rapport de force avec les capitalistes. Cela passe nécessairement par poser la question de la propriété des moyens de production, et surtout cela passe par notre capacité à poser des actes de solidarité effective entre exploités, cela quels que soient nos origines et lieux d’habitation. Toute concession à un pseudo «  réalisme économique  » n’est en fait qu’une concession faite aux patrons et aux capitalistes.

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