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PENDANT LES VACANCES, L’EXPLOITATION CONTINUE

Publié le 31 août 2012

Nous voici dans l’une des permanences publiques de la CNT-AIT. Des compagnons viennent pour commenter l’actualité, pour parler « grandes idées », d’autres, tout simplement pour prendre des nouvelles, … et puis, il y a des personnes qui viennent pour la première fois, avec leur « problème gros comme ça » sur la patate, des personnes qui arrivent après un parcours plus ou moins long, parce qu’elles ont fini par rencontrer quelqu’un (un « quelqu’un » qui, généralement, est passé par les mêmes cases) qui leur a dit « Va donc voir la CNT-AIT  », comme un dernier recours.

C’est comme ça que nos permanences reçoivent, entre autres, quelques uns de ceux qu’on appelle par euphémisme des « travailleurs pauvres » et qui sont en réalité des travailleurs surexploités, des personnes pour lesquelles « anarchosyndicalisme » était jusque-là un terme inconnu, quand ce n’était pas un gros mot…

En tant que participant régulier à l’une de ces permanences, j’ai ressenti le besoin d’écrire ces lignes pour quatre raisons. Tout d’abord, parce que le nombre de personnes en situation de surexploitation a explosé ces temps derniers. Ensuite, parce « les autres » (ceux d’entre nous qui ne sont pas dans la même situation) mesurent mal en général le niveau de pression auquel les plus surexploités sont exposés. Troisièmement, pour contribuer à détruire quelques mythes (institutions...). Enfin et quatrièmement, parce qu’il y a tant de choses que nous pourrions faire ensemble !

Pour les salariés, la pression est partout. Régulièrement, dans nos colonnes, nous dénonçons celles qui s’exercent dans divers secteurs. L’affaire de France-Télécom et des suicides à la chaîne en constitue un exemple flagrant. Mais il y a aussi toutes les suppressions de postes dans la fonction publique qui se traduisent par des liquidations d’hôpitaux, des augmentations d’effectifs dans les classes… sans parler de toutes les boîtes privées moyennes ou grandes qui agitent la menace de fermeture pour obliger les salariés à brader leurs acquis, à travailler plus pour gagner moins (et qui délocalisent une fois qu’elles ont pressé le citron jusqu’à la dernière goutte)…

Il est toujours difficile aux travailleurs de faire face à de telles situations. C’est encore plus difficile lorsqu’on est un « travailleur pauvre  », un surexploité. Cette catégorie [1] est à la fois la plus exposée aux « micro-pressions  » (celles qui paraissent anodines mais qui meurtrissent quand elles ne sont pas carrément meurtrières) et a encore moins les moyens de se défendre que les autres. C’est d’elle que je veux parler.

KEVIN

Premier exemple, Kevin. Il a dans les 18 ans. Ses parents sont ouvriers. Il vit au cœur d’un département rural de la région, sans grande possibilité d’emploi. Il finit par « décrocher » un contrat d’intérim de 2 jours (!!!). La boîte d’intérim lui indique que, s’il fait l’affaire, d’autres missions lui seront rapidement confiées. On l’envoie donc dans une des rares industries du département, l’entreprise X, en lui précisant qu’il ne doit pas utiliser le téléphone pendant les heures de travail. Le premier jour se passe très bien. Quand il est en train de finir sa seconde et dernière journée de mission, le téléphone sonne. Le nom de la boite d’intérim s’affiche à l’écran. Kevin jubile : on l’appelle déjà pour une autre mission. Il prend la communication. Douche froide  : «  Vous n’aviez pas à utiliser le téléphone pendant les heures de travail. Vous le saviez. Vous l’avez fait. Inutile de repasser nous voir. Nous ne vous prendrons plus, l’entreprise X non plus, vous êtes sur nos listes rouges  ». Première expérience de travail. Première piège. Première humiliation… pour un salaire de quelques dizaines d’euros et avec la perspective de ne pas retrouver du travail avant longtemps.

MICHÈLE

Michèle, elle, a la quarantaine. Elle est femme de ménage dans une maison de retraite [2]. Elle arrive à notre permanence totalement bouleversée  : elle est sous le coup d’un « avertissement » dont le motif la remue jusqu’au plus profond des tripes car, c’est écrit en toutes lettres dans le recommandé qu’elle a reçu, «  selon nos informations  » (dixit l’employeur), elle aurait eu un comportement qui «  pouvait s’apparenter à de la maltraitance  ». Admirez la précision du propos « selon nos informations  »... J’ai le courrier sous les yeux. Rien ne vient étayer l’ombre d’un début de fait. Michèle s’étrangle de rage. Elle se sent profondément humiliée, atteinte dans son honneur, marquée au fer rouge, par une telle accusation, même si elle est tempérée d’un prudent « pouvait s’apparenter ».

L’accusation est lancée, rendue publique par des fuites savamment organisées… et, comme dans «  Le Barbier de Séville  », la rumeur cours, vole, enfle. On susurre même qu’il y aurait eu un mort, ou un demi-mort, enfin, on ne sait pas quoi, mais quelque chose de très grave. Pour tous ceux qui ne la connaissent pas, Michèle est une dangereuse criminelle. Celles qui travaillent avec Michèle savent que l’accusation est sans fondement, mais elles se taisent (voyez quelques lignes plus bas pourquoi). C’est répugnant, mais c’est fait pour ça ! Michèle a compris que, quoi qu’elle n’ait pas fait et quoi qu’elle fasse désormais, elle est sur la rampe de lancement pour un licenciement.

MARLÈNE

Marlène, elle aussi, travaille dans une maison de retraite. Une autre maison que celle de Michelle, mais appartenant au même groupe. Elle aussi est dans la quarantaine. Quelques temps avant, nous avions reçu Leila : autre maison de retraite certes, mais au final le même employeur, et le même profil personnel.

Pour Marlène, c’est un retour. Voici quatre ans, comme Michèle, elle avait été accusée de maltraitance. Avec l’aide de la CNT-AIT, elle avait réussi à mobiliser. Une grosse mobilisation ! Devant la riposte, le patron avait fait machine arrière et reconnu que ses accusations étaient fausses. Marlène avait retrouvé son poste. Elle est de nouveau sous le coup d’un licenciement.

Pour absentéisme cette fois-ci  : depuis l’accusation calomnieuse dont elle a été victime de la part de son employeur, Marlène souffre d’anxiété. C’est bien le moins, quand on se sent épiée, quand on sait que tout propos, tout geste sera isolé de son contexte et retourné contre vous. Et quand l’angoisse est trop forte, Marlène est bien obligée de prendre un arrêt de travail. C’est cet absentéisme qu’on lui reproche maintenant. Un licenciement est donc en vue.

Michelle, Marlène, Leila… nous examinons la situation avec elles, et nous constatons que la politique de la DRH (Direction des ressources humaines) a une logique : licencier toutes les « anciennes » (les plus de 35 ou 40 ans, peut-être parce qu’elle sont plus fatigables mais certainement parce qu’elles peuvent se défendre) et n’employer que des « jeunes ». Pas n’importe quelles jeunes. Nous faisons la liste de celles qui ont été engagées ces dernières années (en tant que femmes de ménage, pas en tant que cadres pour lesquelles les critères d’embauche sont différents) et nous tirons le constat : alors même que nous savons que des femmes vivant en couple stable se sont présentées pour être employées, toutes les embauchées sont des femmes isolées, généralement avec un ou deux enfants à charge.

Ne voyez pas là un côté social de l’entreprise. C’est tout le contraire : une femme en couple peut s’appuyer sur le salaire du conjoint si elle a besoin de se défendre (c’est d’ailleurs le cas de Michelle, Marlène et Leila). Pas une femme isolée. Et quand l’entreprise prend la «  précaution » de ne signer que des contrats à temps partiel, quand de ce fait le salaire moyen tourne autour de 950 euros par mois, quand il y a le loyer à payer et les enfants à nourrir, quand il n’y a aucun appui autour pour prendre le relais en cas d’interruption de salaire (en cas de grève par exemple), la femme est bien obligée de tout accepter : les horaires qui changent au dernier moment, les heures supplémentaires payées aux calendes grecques, le travail de jour, de nuit, de week-end, de fête ; les tâches d’aide-soignante (comme retirer une sonde urinaire par exemple) alors qu’elle n’est que femme de ménage, la surcharge… et en plus, elle est obligée de la boucler si elle ne veut pas être jetée à la rue (et donc, aucun témoignage pour défendre Michelle, victime d’accusations calomnieuses…).

MATTHIEU, BRAHIM...

Je passe rapidement sur Matthieu –tiens, lui aussi isolé, avec un jeune enfant à charge- son association (une dizaine de salariés) a décidé de supprimer une paire d’emplois. Matthieu, jusqu’ici en poste fixe, vient de se voir « proposer » des missions mensuelles d’une semaine à des centaines de kilomètre de distance avec la précision «  C’est ça ou un licenciement ». Son salaire lui permet tout juste de vivre et certainement pas de payer une «  nounou » 24 heures sur 24 une semaine par mois. Quant à Brahim, il débute dans l’hôtellerie, dans «  la plonge  » évidemment. Il est étonné, au bout de trois mois, de n’avoir toujours aucun «  papier » (ni contrat de travail, ni fiche de paye…) et d’être payé en liquide, fort en dessous de ce qui lui a été promis. Le patron lui a glissé à l’oreille «  Si t’es pas content, y’en a d’autres qui attendent ta place  ».

Ce ne sont là, évidemment, que quelques cas.

MAIS QUE FAIT LA POLICE [3] ???

Avant de passer nous voir, ces personnes ont reçu tous les « conseils » d’usage. En général, elles n’ont pas échappé au matamoresque « A ta place, moi… » suivi, au choix, de : « … je leur casse la gueule », « … ils m’entendraient », « … je porte plainte », affirmées par des personnes qui, bien sûr, dans les mêmes circonstances, s’écraseront. Elles n’ont pas échappé non plus au conseils plus modérés « Ecris au président de la République », « Va à l’inspection du travail », « Pourquoi tu demandes pas un contrôle de l’ARS ? », « Je connais un délégué CGT »… Voyons donc, en réalité, comment tout cela fonctionne.

Mais que fait l’Inspection du travail ?

Prenons l’Inspection du travail par exemple. Ou les URSSAF. La situation dont Brahim est victime, tout le monde la connaît : c’est celle de l’emploi « au noir » de centaines de milliers de salariés dans les secteurs de l’hôtellerie, du bâtiment, de l’agriculture, souvent des sans-papiers… C’est peut-être difficile de contrôler sur des chantiers mobiles… mais Brahim, lui, travaille dans un restaurant haut de gamme (pas un « gastro » mais presque) du centre-ville. Facile à localiser donc. Petit détail, la place où est situé le restaurant en question est surveillée en permanence par des caméras de vidéo-flicage, sous tous les angles. Il est donc aisé de vérifier que, tôt le matin, plusieurs personnes entrent dans le restaurant et n’en sortent que tard le soir. Et, vu leur look, ce ne sont pas des clients…

L’inspection du travail ne sait peut-être pas qu’il y a des caméras ? Tout comme elle ne sait pas qu’un restaurant chic ne peut pas faire entre 150 à 200 couverts le midi (et autant le soir) rien qu’avec les 4 ou 5 salariés qui sont officiellement déclarés, et qu’il y en a forcément autant (sinon plus) qui travaillent au noir dans la cuisine. Pas très curieuses, l’inspection du travail et les URSSAF…

Mais que fait l’ARS ?

Pour les maisons de retraite, il y a bien des inspections diligentées par l’ARS (Agence régionale de santé), mais, en pratique, soit qu’elles soient officiellement annoncées soit que les fuites soient organisées comme il faut, elles sont connues plusieurs jours à l’avance par la direction. Alors, c’est branle-bas de combat : on fait venir du personnel supplémentaire, on récure à fond, on pomponne les mamies et, comble de prudence, on constitue même une « équipe spéciale » pour le jour de la visite : ce jour-là, on rassemble sur le site visité les plus lécheurs des employés, puisés dans l’ensemble du personnel (un peu comme pour une Coupe du monde de football, on constitue l’équipe de circonstance en puisant dans l’ensemble des équipes habituelles), en ne lésinant pas sur les moyens (ce jour-là, « on » a droit à du surnombre pour que l’inspection passe comme une lettre à la poste). Michèle nous raconte la suite : « Dès que c’est fini, la direction amène tous ceux qui ont joué le jeu dans un bon restau, réservé plusieurs jours à l’avance »… et tout redevient comme avant.

Cela ne veut pas dire, évidemment, qu’il n’y ait pas des employés consciencieux (voire courageux) à l’Inspection du travail, à l’ARS, ou ailleurs… c’est simplement le constat que ces structures ne sont pas là pour ennuyer les patrons, mais alors, pas du tout, et que les travailleurs ne peuvent pas véritablement compter sur elles.

Mais que font les syndicats ?

Si les instances étatiques, on s’en doutait un peu, sont là pour que l’exploitation continue sans faire trop de vagues, que dire des syndicats officiels  ? La même chose ! Ce n’est pas qu’ils manquent de délégués du personnels et autres représentants, de séances au comité d’entreprise ou au comité d’hygiène, sécurité et conditions de travail… ici aussi, il peut y avoir des militants sincères, mais le rôle des syndicats dits représentatifs n’est certainement pas de casser la baraque. La simple observation suffit : la dégradation générale des conditions de travail (y compris le report de l’âge de la retraite), ce sont eux qui l’ont faite avaler au bon peuple, ce sont eux qui l’ont « négociée » (tu parles d’une négociation) ce sont eux qui « déminent » le terrain social jour après jour.

Mais que font les féministes ?

Mais, il n’y a pas que les syndicats dans la société civile. Marlène, de sensibilité féministe, aurait aimé avoir le soutien de ces mouvements. Il en est de très médiatiques, qui ne ratent pas une occasion de communiquer. Elle pensait que la question de l’exploitation des femmes les concernait. Peine perdue : les féministes « modèle déposé » ne s’intéressent qu’aux questions «  réellement  » importantes. Par exemple, la parité hommes/femmes aux législatives.

Pour décrocher un emploi de femmes-députées, elles mènent la bagarre avec une indomptable ardeur. Mais pour défendre les employées femmes de ménage opprimées, elles n’ont manifestement plus d’énergie.

C’est un choix, comme le choix de s’attaquer aux prostituées [4], autre priorité des féministes. Elles jugent «  dégradant » de « vendre son corps » ; mais que nos femmes de ménage (payées au SMIC), soient obligées de «  torcher » -au vrai sens du terme- des vieillards incontinents, de laisser de côté quelques minutes la serpillière, pour leur enlever une sonde urinaire (située par définition dans une des parties les plus intimes du corps), avant de reprendre leur serpillage [5], ça, ce n’est pas dégradant et ce n’est pas vendre son corps (manifestement pour une féministe modèle déposé, les mains, la vue, l’odorat… ça ne fait pas partie du corps, du moins si on n’est qu’une ouvrière)

ET NOUS, QUE FAISONS-NOUS ?

Si donc les problèmes sont fréquents et les solutions proposées par le système fort peu efficaces s’en suit-il qu’il faille baisser les bras ? C’est souvent la conclusion… pourtant, avec un peu d’habitude, on voit tout de suite ce que l’on pourrait faire (et ce qui est fait parfois) pour que l’humiliation infligée à Kevin ne se reproduise pas, pour que Brahim soit traité (certes, toujours exploité) dans le règles [6], pour que Michelle ne soit pas virée… alors ?

Alors, il faut tout d’abord rappeler que, si nous sommes révoltés par cette accumulation d’injustices, nous n’oublions pas qu’elles proviennent toutes de la même origine, qu’elles trouvent leur source dans un système économique (le capitalisme, le système du profit et de l’exploitation de l’homme par l’homme) et dans une organisation sociétale (l’étatisme, le pouvoir d’une poignée sur le plus grand nombre). C’est pourquoi nous sommes fondamentalement révolutionnaires. C’est pourquoi nos efforts sont tendus vers un changement global de société. C’est cette orientation qui guide notre action. Évidemment, cela paraît un peu lointain et fumeux à Matthieu (dont le dilemme est garder son emploi ou son enfant) ou à Monique (qui se débat avec la « polyvalence  » de ses tâches). Quand nous joignons l’aide dont nous sommes capables à leurs propres efforts, nous agissons contre les injustices ponctuel-les révoltantes dont ils sont victimes mais nous le faisons dans une perspective plus vaste de changement social.

C’est pourquoi nous ne prenons pas en charge un « dossier », nous ne faisons pas « à la place » mais nous faisons « avec » les personnes concernées… mais aussi avec nos moyens et seulement avec eux. C’est là que le bât blesse. Des situations aussi simples que celles évoquées ici demandent chacune beaucoup de temps et d’énergie… et nous sommes peu nombreux.

Très souvent, nous rencontrons par ailleurs des personnes qui sont révoltés par telle ou telle chose (de la situation individuelle d’un tel ou de tel autre à la centrale de Fukushima, ce ne sont pas les raisons d’indignation qui manquent  !) mais… elles ne vont pas plus loin. Parfois, elles concluent la discussion par un « Appelez-moi, si vous faites quelque chose ». C’est bien sympathique. Mais l’exploitation, l’étatisme sont des fonctionnements structurels, la réponse ne peut pas être que ponctuelle. Résister à l’oppression, lutter, soutenir ceux qui sont en train de se faire broyer par la machine… ce sont des engagements de long terme. Cela ne s’apprend pas en un jour ! Cela ne se pratique pas sur un coup de tête  !

Vous l’avez compris, cet article est un appel à tous ceux qui se sentent anarchistes, libertaires, révolutionnaires… pour qu’au-delà de la simple affirmation de leurs idées (ce qui n’est déjà pas si mal par les temps qu’ils courent), ils fassent ce qu’il faut : militer.

Un de la CNT-AIT.

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