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LA SOCIÉTÉ DU MÉPRIS

Publié le 16 novembre 2011

Nouvel événement, à verser au chapitre de la souffrance au travail, et toujours le même diagnostic d’une société malade. L’occasion de rappeler quelques vérités de base : « Une professeur de mathématiques, dépressive et en conflit avec ses élèves, était dans un état grave jeudi à la mi-journée après avoir tenté de s’immoler par le feu dans la matinée dans la cour du lycée Jean Moulin de Béziers ».

Telle est façon dont, quelques jours avant son issue fatale, la dépêche AFP datée du 13 octobre, traite le « fait divers » que nous connaissons tous, jamais vu dans l’Éducation nationale, mais devenu manifestement très banal dans l’esprit collectif si l’on en juge par l’absence de sentiment de révolte dans une communauté éducative restée quasi-muette ; à moins que l’événement ait été tellement énorme qu’il aurait pour ainsi dire anesthésié la capacité à s’émouvoir, comme si nous étions devenus, nous, individus, à tous les niveaux de la société, des analphabètes de l’émotion. On y lit encore qu’elle « était en conflit avec certains élèves, qui la trouvaient trop sévère et contestaient ses méthodes », que, lors d’une réunion parents-professeurs, « elle s’était montrée hostile à toute discussion, se retranchant derrière la nécessité de boucler son programme », qu’à l’occasion de cette même réunion, des parents d’élèves ont remarqué qu’elle portait des bleus et des traces de coups. La dépêche d’ajouter : « L’enseignante aurait fait une dépression nerveuse l’an dernier et avait été convoquée à plusieurs reprises par la direction de l’établissement, à la suite de plaintes des parents sur son comportement  ».

Avant même de tenter l’interprétation du compte-rendu journalistique, retenons le manque de soutien de l’institution aux côtés des personnes qu’elle sait en proie à une souffrance extrême. L’institution n’a pour nous que du mépris, ne serait-ce que du fait de son incurie. De même que ceux qui l’incarnent : ainsi les propos de l’autorité politique, en la personne de Luc Chatel, refusant de se prononcer sur la simple éventualité d’un lien à établir entre troubles psychiques et conditions de travail. Voilà qui n’engage pas seulement les profs mais bien tous les travailleurs confrontés de près ou de loin, directement ou indirectement, à la même réalité commune. En écartant l’idée même de ce lien dans l’Education nationale (il est effectivement plus facile de le nier dans ce cadre - flattant l’opinion commune qui veut que tous les profs soient des planqués - que chez France Télécom où l’accumulation des suicides a fait sauter le déni), l’Etat, de fait, prépare et légitime toutes les manipulations à venir.

Souffrance au travail

S’il faut rester prudent sur les motivations nécessairement complexes d’un tel acte, les collègues de Lise Bonnafous eux-mêmes ne s’y trompent pas : l’un d’entre eux dénonce, dans un appel à la grève, le mensonge de Chatel : elle n’était pas suivie médicalement. Un autre estime bien que « la pression ambiante était peut-être trop forte  » et qu’« une écoute aurait peut-être évité ce passage à l’acte  ».

Nous ne pouvons pas affirmer avec une certitude absolue que le nombre de personnes souffrant de troubles psychiques est actuellement en augmentation, même si nous nous sentons autorisés à le soupçonner. Nous pouvons en revanche affirmer qu’à en juger par l’intensité des manifestations de cette souffrance, et par conséquent de ces souffrances elles-mêmes, l’aggravation est évidente. La recrudescence des suicides liés au travail, chez France Télécom par exemple, survient non pas par hasard, mais bien du fait des nouvelles techniques de management. Leur lien avec les conditions de travail n’est plus à prouver. On ne peut donc plus se contenter d’affirmer que ce sont de simples « faits divers », des « accidents de parcours » sur le chemin d’un progrès général, ainsi que le suggère Luc Chatel, dans la lignée du discours patronal. Ce sont des faits de société, qui disent quelque chose de l’état de notre société toute entière, et dont patrons et politiques sont responsables, mais aussi nous-mêmes, qui nous faisons le reflet, dans notre comportement quotidien, de la façon dont l’institution nous méprise. Ce sont des symptômes, dont il faut dégager la signification sociale. Dire qu’il s’agit de « faits divers » revient à affirmer que l’intérêt du symptôme est résiduel, alors que le symptôme est à l’inverse ce à partir de quoi se comprend le comportement de l’organisme tout entier, et, de là, ce à partir de quoi doit s’engager la conduite critique et thérapeutique au regard de la société en son entier.

En effet, donc : « la pression ambiante était peut-être trop forte », constat auquel tous les travailleurs ne peuvent que souscrire. Et la pression est trop forte, quel que soit le travail, lorsque nous sommes seuls, lorsque les individus n’ont affaire qu’à eux seuls, ne peuvent se préoccuper que d’eux seuls et ne compter que sur eux seuls.

En effet, donc : « une écoute aurait peut-être évité ce passage à l’acte  ». C’est le fait fondamental, le diagnostic central, qui s’applique à l’Éducation nationale, à France Télécom, comme à l’ensemble d’une société dans laquelle les individus sont séparés les uns des autres. Luc Chatel et la dépêche AFP disent au fond la même chose : l’explication est là, Lise Bonnafous n’était pas une enseignante normale, elle était fragile, elle n’était pas comme nous, qui supportons ce qu’il faut supporter. De même, aux jeunes stagiaires sans aucune formation, qu’on débarque dans les classes, à temps plein, avec quatre niveaux différents, qui ne savent pas comment s’y prendre, se font déborder par trente-six élèves fatalement plus forts qu’eux, et finissent par se rendre au travail, comme tant d’autres, la peur au ventre, voici ce que l’institution répond : le métier n’est pas fait pour vous, démissionnez. En substance donc : nul droit à l’erreur, ni même à l’embarras. Si vous êtes désespéré, que voulez-vous qu’on y fasse, vous n’êtes pas normal. Tout ceci ne vise qu’un seul but : la division de la communauté éducative, la division des travailleurs ; et n’a qu’une conséquence : l’absence totale de solidarité, d’écoute, la séparation, l’atomisation des individus. Il est évident que Lise Bonnafous n’avait personne à qui parler. Et la souffrance (quelle que soit, à nouveau, la complexité de son origine) est toujours d’autant plus grande que nous sommes dans l’impossibilité de l’exprimer.

En réponse à ce pouvoir politique et médiatique qui montre du doigt un individu isolé, ou un groupe, en le désignant comme inadapté, inapte, et qui ce faisant cherche à nous diviser, nous devons accuser le mépris dans lequel l’institution nous tient tous, et sortir du mépris dans lequel nous nous tenons les uns les autres. Nous l’avons dit : les patrons et les politiques sont responsables, mais aussi nous-mêmes, qui nous faisons le reflet, dans notre comportement quotidien, de la façon dont l’institution nous méprise. Puisqu’il y a en effet mépris, ici, non pas au sens du mépris hautain de l’institution autoritaire, mais au sens de l’indifférence, au sens où l’autre n’est pas digne d’attention. Notre société est donc malade de cette atomisation des individus. Le problème est bien celui de la déliquescence de la communauté. C’est cette atomisation qui fait que notre société est pathogène. Il y a pathologie sociale parce qu’il y a atteinte aux conditions sociales de l’autoréalisation individuelle. Et c’est au contraire l’engagement pour le bien commun qui est la condition d’une forme de société qui permet à chacun de ses membres de se réaliser soi-même. C’est la façon dont l’existence individuelle et les vertus publiques sont entremêlées qui donne à l’individu la chance de se sentir appartenir à un tout qui le dépasse et dont il est un élément constitutif. Tout cela implique que nous continuions à travailler toujours dans le même sens, celui de la démocratie directe : en insistant sur une forme de pratique commune dans laquelle les individus peuvent, ensemble, en coopération, parvenir à l’autoréalisation.

F. _

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