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En finir avec le "campisme"

Publié le 9 décembre 2023

Au siècle dernier, le monde était divisé idéologiquement en deux blocs principaux, d’un côté les USA avec leurs alliés et de l’autre, l’URSS avec ses satellites . Les partis communistes des différents courants et les mouvements de gauche, divers et variés professaient la défense inconditionnelle du camp « anti impérialiste » (l’impérialisme étant assimilé aux États Unis et aux états occidentaux) avec pour conséquence un soutien aveugle aux luttes de libération nationales même si elles n’avaient rien de socialiste ; l’essentiel étant qu’elles aillent contre les intérêts géo-militaro-économiques des USA et de leurs alliés. Une fois que la plupart des pays colonisés ont obtenus leur indépendance, les communistes et leurs alliés ont accordé leur soutien aux pays nouvellement indépendants, et ce quelle que soit la politique de la classe dirigeante du pays ; toujours au nom de l’ « anti-impérialisme ». Du côté des Capitalistes, le raisonnement était tout aussi simpliste : ils étaient le camp du Bien qui se battait contre le camp du mal Communiste. Cette vision simpliste et réductrice est un bel exemple de ce qu’on appelle le campisme , tendance à réduire une situation politique à l’affrontement entre deux camps, et donc à s’aligner sur un camp contre l’autre. Toute autre position (dite parfois « du troisième camp »), qui refuserait de choisir « le moins pire » et de renvoyer dos à dos les deux fausses alternatives comme étant toutes autoritaires, amenait les Communistes à vous traiter de sale impérialiste ou les pro américains à vous traiter de vendu aux Rouges.

Avec la guerre au Proche-Orient et depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le campisme redevient à la mode. En effet, pendant la guerre civile en Syrie en 2011, un clivage traverse la gauche, deux conceptions s’opposent : pour certain le régime dictatorial de Bachar el Assad est « anti-impérialiste » et serait victime d’une tentative de renversement par djihadistes interposés. Dans cette optique, il aurait donc fallu soutenir le régime Syrien, malgré les évidents massacres qu’il perpétrait ; pour les autres, les rebelles étaient des forces progressistes et démocratiques, malgré la présence d’islamistes radicaux sanguinaires parmi eux, et par conséquent, c’est le camp rebelle qu’il aurait fallu soutenir. Ce genre de situation revient régulièrement lors de tout conflit et particulièrement aujourd’hui lors du conflit Israélo-palestinien. On nous somme de prendre parti pour l’un ou l’autre des deux camps et les gens qui comme nous ont décidé de ne soutenir aucun des États (actuels ou en devenir) mais qui choisissent d’être solidaires des populations sont qualifiés d’alliés objectifs du camp d’en face ou d’idéalistes. 

Au vu de ce qui précède, chacun comprendra qu’il existe deux sortes de campisme, de gauche ou de droite. Nous ne parlerons pas des campistes de droite, ce sont des ennemis. Mais nous souhaitons aborder la question des campistes de gauche. Passons sur le côté binaire de leurs « analyses », Des « camarades » de ce genre, nous, nous en passons aisément. Mais il faut dire que nous sommes habitués car en fait le campisme ne date pas d’hier – et notre position internationaliste (ou anationaliste pour être plus précis) également.

Le Campisme est dans les gènes du marxisme depuis le début. En effet, dans le Manifeste du Parti Communiste de 1848, Marx en pose déjà les bases en affirmant que la priorité des prolétaires est de prendre le pouvoir pour diriger la nation. « Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national ». Dès lors, on comprend que pour Marx, la première tâche des communistes n’est pas de faire une révolution socialiste, mais une révolution nationale et d’accompagner certaines forces bourgeoises « moins mauvais » contre d’autres forces artistocratiques ou bourgeoises réactionnaires. « En France, les communistes se rallient au Parti démocrate-socialiste contre la bourgeoisie conservatrice et radicale, […] en Suisse, ils appuient les radicaux, sans méconnaître que ce parti se compose d’éléments contradictoires, moitié de démocrates socialistes, moitié de bourgeois radicaux. En Pologne, les communistes soutiennent le parti qui voit, dans une révolution agraire, la condition de l’affranchissement national […]. En Allemagne, le Parti communiste lutte d’accord avec la bourgeoisie, toutes les fois que la bourgeoisie agit révolutionnairement contre la monarchie absolue ». On le voit, dès son origine, le Marxisme vise à faire des alliances nationales avec des forces bourgeoises contre d’autres forces bourgeoises, et donc à prendre parti pour un camp contre un autre dans un conflit inter-bourgeoisie.

Pendant la Guerre de 1870, Marx encore choisit son camp, mais cette fois pas pour des raisons géopolitiques ou idéologiques, mais plus prosaïquement parce qu’il souhaite la victoire de l’Empire Allemand en espérant que cela permettra de liquider le mouvement ouvrier français, c’est-à-dire d’éliminer ses adversaires libertaires dans le mouvement ouvrier international : « Les Français ont besoin d’être rossés. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir de l’État sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande. La prépondérance allemande, en outre, transportera le centre de gravité du mouvement européen de France en Allemagne… La prépondérance sur le théâtre du monde du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon » (Lettres à Engels, tome IV, page 339) Après ce bel exemple de prose nationaliste, Marx souhaite que « l’armée allemande mate les ouvriers français orgueilleux et légers ». Engels lui répond : « La victoire de Bismarck, ce sera la victoire de notre pensée contre la pensée de Proudhon et d’ailleurs les ouvriers parisiens ont besoin d’une leçon ». On retrouve là une seconde constante du campisme : si on gratte un peu les motivations politiques qui se présentent comme la défense de la liberté d’un peuple contre l’oppression, bien souvent les intentions réelles qui sous-tendent ces prises de positions sont bien moins nobles. On peut d’ailleurs s’interroger si certains de nos campistes contemporains n’ont pas aussi des motivations très personnelles. On peut ainsi se demander pourquoi Jean Luc Mélenchon peut se placer comme le chantre de la défense des palestiniens face au colonialisme sioniste après s’être rendu la même semaine au Maroc pour tresser des louanges au roi Mohamed VI, qui pourtant se comporte en parfait colonialiste au Sahara Occidental. C’est que le campiste est changeant selon ses propres intérêts : ceux qu’il prétend défendre ne sont en fait souvent que des prétextes ou des faires valoir cachant ses intentions politiques réelles…

Le refus du campisme est aussi un invariant de l’anarchosyndicalisme depuis ses origines. En 1914, lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, le campisme de gauche fit des ravages. L’intégralité des socialistes et communistes (à de rares exceptions près) et aussi il faut bien le dire certains anarchistes prirent fait et cause pour un camp contre un autre, s’alignant sur leur bourgeoisie. Encore les anarchistes campistes ne prirent ils positions qu’en 1916 (dans le manifeste des 16) après près de 2 ans de guerre qui avaient déjà fait des millions de morts, là où les socialistes marxistes avaient sombré dès août 1914. En Italie, cette question du campisme scinda le mouvement syndicaliste révolutionnaire en deux, les anarchosyndicalistes – avec Borghi – refusant de prendre parti pour un camp, les syndicalistes révolutionnaires – derrière entre autre Edmondo Rossoni et Michele Bianchi – choisissant le camp de la guerre. Ils rencontrent dans cette aventure un autre socialiste campiste, un certain Benito Mussolini, avec qui ils fonderont le Parti National Fasciste … En Argentine par contre, les anarchistes globalistes de la FORA organisèrent des grèves générales en 1917 contre la guerre, qui obligèrent le gouvernement à rester neutre pendant le conflit.

Après la Première Guerre mondiale, les internationalistes marxistes qui avaient refusés la guerre et s’étaient réunis à Zimmerwald, vibrent aux échos de la jeune révolution russe. Mais un nouveau campisme apparait alors : cette fois, pour l’Union Soviétique ou pour les Etats Capitalistes. Le Komintern, qui pilote l’Internationale Syndicale Rouge, somme chacun de prendre position. Les anarchistes qui avaient refusé le campisme pendant la Première guerre mondiale (Rocker, Schapiro, Borghi, emma Goldman, la FORA, …) se retrouvent et fondent en décembre 1922, l’Association Internationale des Travailleurs (AIT)– notre organisation internationale toujours actuelle. Immédiatement ; l’AIT est amené à se prononcer sur la notion de « Front Unique » dans lequel l’Internationale Syndicale Rouge essaie de l’entraîner au nom de l’anti-impérialisme. Les différentes sections de l’AIT, à l’unanimité, se prononcent contre le « Front Unique » et renvoient dos à dos l’Internationale Rouge de Moscou et l’Internationale Jaune d’Amsterdam. L’AIT inaugure la « position du troisième camp ». L’internationale de Moscou lui déclare dès lors une guerre à mort, qui sera inaugurée par l’assassinat de deux anarchosyndicalistes, Clos et Poncet, à la Bourse du Travail de Paris le 11 Janvier 1924. Trotsky, même dans son exil et pourchassé par la police stalinienne, continuera de « déclarer la guerre à mort à l’internationale anarchosyndicaliste » dans son Programme de transition de 1938 …

Toutefois ce refus de se positionner au côté des communistes ne signifiait pas pour autant se positionner en faveur des capitalistes. Les sections de l’AIT multiplièrent les tentatives révolutionnaires dans les années 20 et 30 - notamment en Espagne et en Argentine, où les ouvriers firent des tentatives d’expropriation et de collectivisation à grandes échelles et pendant des périodes plus ou moins longues. Les Etats capitalistes comprirent bien que les anarchosyndicalistes étaient leurs ennemis acharnés, et mirent en œuvre contre eux une politique de liquidation physique systématique d’une brutalité qui n’avait d’équivalence que celle qui était en vigueur du côté soviétique.

L’AIT et les anarchosyndicalistes prirent part dès le départ aux luttes anticolonialistes, mais avec leur propre sensibilité. Ainsi l’AIT participa aux travaux de la Ligue internationale contre l’impérialisme et l’oppression coloniale fondée en 1927 à Bruxelles. Toutefois les anarchosyndicalistes intervinrent pour y contrer le discours campiste des Communistes, par la voix d’Arthur Lehning le secrétaire de l‘AIT dans une déclaration prophétique qui mettait en garde contre les illusions nationalistes : « C’est la tâche commune de la classe ouvrière blanche et colorée de développer une révolution mondiale à partir de cette lutte contre l’impérialisme. Car la véritable liberté des peuples coloniaux viendra, non seulement par l’indépendance nationale, mais surtout par la liberté économique – la fin de toute forme d’exploitation de la classe ouvrière. C’est pour cette raison que les peuples coloniaux en lutte devraient veiller à ne pas créer une nouvelle forme d’exploitation par le biais d’un État nationaliste à la place de l’exploitation par l’intermédiaire de leurs « mères-patries » actuelles, et à ne pas établir la dictature d’un parti politique à la place de l’exploitation de celui qui les opprime maintenant. Car toute dictature, de par sa nature même, signifie la recréation du pouvoir de l’État ; l’oppression des masses laborieuses qui en résulte, tandis que son organisation militaire rend permanent le danger de guerre au lieu d’y mettre fin. Et son système de capitalisme d’État conduit à une recherche de marché qui peut susciter de nouveaux conflits économiques. L’AIT exhorte les travailleurs de toutes races et de toutes classes à mener une lutte incessante contre les gouvernements et l’État afin de faire la guerre en utilisant leur puissance économique et de provoquer la révolution sociale. Grâce à cette lutte, ils peuvent ainsi prendre leur vie économique en main et construire une nouvelle société sur la base d’un système soviétique véritablement libre, pour lequel la destruction de l’Etat est une préparation nécessaire. Travailleurs de toutes les terres et toutes les races, unissez vous ! Vive la révolution sociale ! Vive la liberté des travailleurs du monde. ! ».
En 1930, alors que la gauche française ne s’intéressait pas beaucoup à la question coloniale, la section algérienne de la CGTSR-AIT, organisa une campagne contre les cérémonies du centenaire de la colonisation de l’Algérie, mais en refusant de sombrer dans le nationalisme algérien, appelant au contraire à la fraternisation des ouvriers des deux côtés de la Méditérannée.

Le refus du campisme n’est pas un refus de s’engager. Ainsi lors de l’affaire Dreyfus, les anarchistes prirent fait et cause pour Dreyfus, non pas d’un point de vue « campiste », mais d’un point de vue humaniste, global. Dans sa brochure « les anarchistes et l’antisémitisme » publiée en 1898, Sébastien Faure précise la position des anarchistes : « Devions nous entrer dans le complot Esterhazy ou la conspiration Dreyfus ? Pouvions nous prendre résolument parti pour celui-ci contre celui-là, ou pour le premier contre le second ? Ni pour l’un, ni pour l’autre ! Nous avons écarté du débat les personnalités de Dreyfus et d’Esterhazy, et nous nous sommes placés à un point de vue beaucoup plus large et élevé ; et ce, de la première à la dernière ligne. Autoritaires chrétiens ou juifs, capitalistes chrétiens ou juifs, officiers chrétiens ou juifs, sont pour nous pareils ennemis. Mais l’opprimé, quels que soient son rang, sa tribu, son pays, devient notre compagnon de misère, notre frère en douleur. A celui-là nous ne demandons pas son nom, ni celui de sa terre. Nous lui demandons de mettre sa main dans la notre et de serrer ses rangs contre les nôtres. Quand un homme est tombé, quand il souffre, quand il se meurt, on ne lui demande ni sa nationalité, ni ses opinions politiques, ni sa foi, ni ses antécédents. On lui vient en aide, on l’arrache au danger, on le dispute à la mort. C’est spontané, c’est bon, c’est humain. » Ainsi les anarchistes n’ont pas défendu « l’honneur du militaire Dreyfus » mais l’injustice faite à un être humain à raison de sa « race » et au nom de la Nation.

De même, pendant la Seconde guerre mondiale, alors que le mouvement ouvrier en général et le mouvement révolutionnaire en particulier s’était effondré, le campisme amena certains militants – des trotskystes (Henri Molinier) notamment mais aussi des ultra-pacifistes – à rejoindre le camp de la Collaboration. D’autres s’engagèrent dans la Résistance mais en abandonnant tout principe révolutionnaire au profit du nationalisme français le plus étroit. Les militants de l’AIT en France quant à eux n’abandonnèrent pas la position du « 3e camp », bien qu’un certain nombre avaient été mis dans des camps par la République française dès 1939 comme « étrangers indésirables », internement qui fut prolongé et parfois jusque dans les camps d’extermination par Vichy et les Nazis. Ils montèrent un groupe de Résistants internationalistes autour de André Arru et de Voline (qui cumulait les faits d’être anarchiste, apatride d’origine russe, juif et franc-maçon, e qui signifiait exécution immédiate en cas d’arrestation par la Gestapo…) qui bien entendu faisait de la résistance anti-nazi et anti-vichy (fournissant par exemple des papiers à des résistants ou des juifs pourchassés) MAIS sans oublier non plus de résister contre les « alliés » - gaullistes ou communistes, en alertant sur leur côté autoritaire qui ne manquera pas de s’imposer une fois les nazis vaincus. Les militants anarchistes espagnols de la CNT-AIT montèrent un maquis au Barrage de l’Aigle, qui combattit les nazi les armes à la main, mais qui expliqua très clairement à la Résistance française qu’ils ne se battaient pas pour la France et ne souhaitaient pas servir de chair à canon pour la libération de la République française. Comme le disait Francisco Ponzán, un des responsable d’un des plus grands réseau d’évasion de résistants, aviateurs alliés tombés en France occupée et juifs pourchassés et qui fut fusillé par les Nazi en 1944 : « Ce n’est pas la patrie française qui est en danger, ni la liberté de la France qui est en jeu, c’est la Liberté, la culture et la paix mondiale. » Cela démontre que même dans les heures les plus sombres, personne n’est obligé de mettre de côté ses principes humanistes internationalistes, il est toujours possible de refuser le nationalisme étroit.

Aujourd’hui encore, rejeter le campisme ce n’est pas le refus de s’engager ou d’agir. Mais c’est prendre le parti des humains, et non celui d’un Système ou d’un Parti. Ce refus nécessite un courage certain, comme celui de nos compagnons ukrainiens d’Assembly qui tout en résistant à l’agression de l’armée russe en participant aux actions de solidarité civile, dénoncent sans relâche la corruption et l’autoritarisme du gouvernement Ukrainien, ou encore comme notre compagnon Ilan Shalif, israélien de 86 ans , qui manifeste sans relâche depuis 30 ans aux côté des palestiniens du village de Bi’lin contre la colonisation, et qui malgré le massacre du 7 octobre du Hamas se refuse à se laisser envahir par la haine contre l’ensemble des palestiniens.

Nous assistons actuellement en fonction des divers conflits, à un retour de cette idéologie d’affrontement entre l’axe du bien et l’axe du mal, qui est en fait la description du campisme, qui consiste à dire quiconque n’est pas avec moi , est contre moi (comme au bon vieux temps de la guerre froide). C’est une vision idéologique binaire, qui appelle à soutenir n’importe quelle saloperie pour quelconque raison : lutte anticolonialiste, lutte de libération nationale, tout ce qui paraît de près ou de loin « anti-impérialiste » mais authentiquement interclassiste et nationaliste, à partir du moment où l’ennemi de mon ennemi entre en conflit. Le campisme ce n’est pas de l’internationalisme, ce n’est pas la solidarité : c’est un aveuglement.

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